• Her

     

    HerHer
    de Spike Jonze

     Dieu que les hommes sont faibles ! Un rien les excite, un rien les divertit, un rien les éloigne de cette heureuse vie de labeur à laquelle IL les a assignés depuis l'aube de Sa Création, dans l'espoir assez vain et largement déçu qu'ainsi occupés ils cessent de désacraliser les fondements mêmes de leur divine beauté : l'amour, la générosité et le Château Pétrus 1962. 

     Une simple voix, celle de Samantha, le nouveau système d'exploitation de son ordinateur, à peine marquée de ce grain légèrement rauque dont usent les charmeuses professionnelles, et voilà Théodore qui s'enflamme, qui se trouble tel un puceau devant les rondeurs d'une charcutière timide, et qui tombe amoureux de cette synthèse électronique de Menie Grégoire et de Marlène Dietrich.

    C'est ridicule comme un polo rose orné d'une nœud papillon quand on n'est pas serveur dans le Marais.
    C'est ridicule et beau comme des doigts qui se frôlent sans oser se serrer parce que se faire la cour n'est pas encore se faire l'amour.
    C'est pur et beau comme une lettre enflammée qu'on écrit pour un autre à la tendre Roxanne qui nous ignore.
    C'est beau et dérangeant comme ces lettres pleines de poésie, de sentiments grandioses et dénuées d'authenticité que Théodore écrit à la chaîne pour les handicapés de l'expression et les indigents de l'imaginaire que sont devenus les humains en cette moitié de XXIème siècle à force de s'injecter des séries US et des jeux vidéos en intraveineuses oculaires. 

     Malgré sa moustache à la Tom Selleck et ses lunettes de Groucho Marx, Théodore est un homme de son temps, c'est à dire d'après-demain si Adolf Poutine nous en laisse le temps et si les algues vertes ne remontent pas la Seine. Autrement dit, entre lui et l'humanité il y a toujours un écran, sorte d'hygiaphone psychosociologique bien pratique pour éviter les postillons de tendresse qui pourraient mener à un engagement relationnel toujours regrettable quand on aime son confort et le tzatziki.

    Lorsque l'organe numérique se met à faire la conversation, analyser le scribe solitaire, éprouver des sentiments, des sensations physiques, et oui ! avoir des orgasmes non-simulés telle une grenouille de bénitier pataugeant à Lourdes, c'est l'extase !
    Ah ! L'amour sans engagement, l'amour sans physiologie, sans risque de SIDA ni de pension alimentaire, sans avoir à dialoguer après l'acte. Quelle géniale utopie pour les romantiques abstinents perdus dans l'univers virtuel des amours platoniques et la pureté des sentiments ! Vive la digitalisation, seule capable d'éliminer les interférences humaines qui maculent ce « processus relationnel permettant de conscientiser les actions auto-gratifiantes par l'intermédiaire de l'autre » (l'amour selon Henri Laborit*) et réalise ainsi le rêve des Lacaniens : aimer par égoïsme sans honte.

    Tout est dit.
    Cette histoire n'a ni queue ni tête ce qui exclut d'emblée bien des possibilités ludiques. Elle manque de corps mais pas de charme, comme on dit des intellos planchissimes lorsqu'elles illuminent leur fadeur asthénique d'un sourire aveuglant à cause de l'inox interdentaire qui scintille au soleil. Autant rouler un patin à son smartphone. Heureusement le héros s'en abstient avec la délicatesse innée des pervers innocents.

    A ce titre, les pudibonds de l'Immaculée Conception pour Tous se réjouiront des scènes de sexe tournées en noir intégral qui devraient fortement stimuler l'imaginaire intrépide des obsédés du goupillon. Les autres profiteront de l'interruption momentanée de l'image pour méditer sur la sensualité d'une tablette tactile comparée à l'effleurement langoureux de l'épiderme le plus proche, tandis que vibrent dans l'obscurité les murmures de plaisir de Samantha quand l'accroissement phénoménal de ses synapses électroniques lui permet enfin d'accéder à la volupté virtuelle tel le premier hamster venu.
    Ce grand moment de cinéma sans image est particulièrement insupportable quand on sait que cette voix est celle de Scarlett Johanson. Quand on pense que c'est elle, qu'elle est là, invisible, immatérielle, impalpable, que toute sa beauté s'est sublimée en d'éphémères vibrations de l'air, que ni son sourire ni son souffle ne viendront jamais nous caresser, qu'on ne peux que rêver de ses … on ne peut que rêver, et maudire le réalisateur d'avoir ainsi créé la plus belle frustration du cinéma.

    Tel Lacan reluquant chaque soir le rideau noir derrière se cachait l'Origine du Monde sans jamais le tirer (le rideau, restons freudien!), le héros trouve dans l'inhibition volontaire une sorte d'éternité amoureuse faite d'abnégation, de renoncement et d'une tentation certaine pour l'échangisme puisque, l'air de rien, Samantha, en bon système d'exploitation à triple cœur 128 bits, est en permanence connectée avec quelques milliers d'autres gros nounours asexués. On s'attendrait, lors de la dramatique scène au cours de laquelle Théodore apprend son multi-cocuage, à une réaction virile, un coup de poing dans l'écran, un nouveau paramétrage de l'OS pour le renommer Bénito ou Médor, voire l'assassinat pur et simple de la bestiole infidèle à coup de Flytox. Mais non. Les hommes, les vrais, les tatoués sont morts dans l'univers à portée de tweet de Spike Jones. Le Cyrano industriel laisse sa belle croquer la pomme avec un Mac sans combattre. Il reste seul et sans force devant l'écran noir de ses nuits blanches à venir.**
    Les plus belles histoires d'amour sont les plus désespérées. Her est une magnifique histoire d'amour.

    Courez les yeux fermés (faites attention, quand même !) et les oreilles en alerte, vous enivrer de l'impalpable sensualité d'une voix à rendre fou le plus cuirassé des geeks.
    Courez vous baigner dans le bleu amoureux des yeux de Joaquin Phoenix quand il parle à sa douce immatérielle.
    Courez vous rassurer sur l'avenir de l'homme qui restera, quoiqu'il arrive, incapable de vivre sans aimer. Car c'est bien ça qui nous fait vibrer.

     Pégéo, un jour d'agréable lenteur.

    * Raccourci approximatif de la pensée du grand homme, déjà utilisé pour Amour de Michael Haneke et recyclé ici pour faire intelligent.
    ** Merci à Claude Nougaro. L'original de Le Cinéma est ici

     


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  • HenriHenri
    de Yolande Moreau

    Il est des lieux si soumis à l'emprise de la rouille que même la mort y ressemble à un lambeau grisâtre qui tombe en silence.
    Il est, là-bas, des vies si ternes que l'éclat d'une larme suffit à les illuminer pour le reste des jours, et des visages si lisses que la moindre fossette devient un puits de joie.

    Présenté comme ça, passer un week-end à Mittelkerk relève de la tentative de suicide par omission et c'est sans doute se qui serait arrivé à Henri sans la présence d'une handicapée dont le cœur a heureusement conservé la générosité enfantine malgré une connexion synaptique bas-débit, il est vrai nettement plus touchante que celle à peine plus rapide des taxis parisiens.

    Géant italien perdu sous ce ciel si bas qu'il faut lui pardonner, Henri tente de rester à flot en noyant son deuil dans la bière, ce qui est une double performance linguistique, surtout quand l'aimée a fini dans une urne. Coincée entre deux piliers de comptoir de type néo-prolétaire dont l'amitié se mesure en chopines, sa masse imposante a bien du mal à exprimer la délicatesse des sentiments qui le submergent quand Rosette, sa nouvelle fille de salle, aussi empruntée de ses bras qu'un sémaphore par temps de brouillard, lui annonce, avec l'impudeur d'une Cassandre encore vierge, « Monsieur, il n'y a plus de savon. »

    La scène est bouleversante d'intimité refoulée et nul n'est besoin d'être versé dans le symbolisme cosmétique pour y sentir la naissance d'un grand amour encore platonique, que le cafetier plein de réserve va nier dans le cagibi du même nom sous le prétexte fallacieux d'y puiser une savonnette. Il faudra attendre la deuxième réplique culte du film «Il n'y a plus de terrine » pour qu'il fasse enfin montre de virilité, tranchant dans le lard, enfin, dans le pâté, avec la décision d'un Salomon d'arrière-cuisine. On comprend alors que les choses sérieuses vont commencer, du moins sur le plan amoureux. C'est à ce genre d'ellipse élégante qu'on reconnaît les grand cinéastes, de ceux qui peuvent aborder les sujets délicats sans troubler le sommeil des psychiatres pudibonds ni passer pour des pervers.

    Henri est un taiseux attachant dont la bonhomie empreinte de timidité un peu gauche cache sa véritable âme de bourreau. Oui, le cafetier est colombophile, une passion dont la brutalité n'a d'égale que celle des colombophages avinés qui se terrent dans les palombières des Landes. Quoi de plus atroce, en effet, que de séparer ces amants roucoulants et fidèles au-delà de la bêtise, dans le seul but de voir le mâle s'épuiser de courage, affrontant les orages fulminants, les éoliennes hacheuses et le chat du voisin pour rejoindre au plus vite sa belle qui s'angoisse et s'étiole dans sa cage ? Que d'amertume et de déception amoureuse faut-il avoir vécu pour se venger ainsi sur de pauvres volatiles de sa vocation ratée de chevalier et vivre par procuration un héroïsme dont on ne connaîtra jamais que l'absence !

    Tout est dit.
    Dans ces plaines trop vastes pour être humaines, la vie souvent s'achève avant d'avoir fleuri, sans que l'amour, qui seul élève l'homme au-dessus de l'horizon blême de sa finitude assurée, n'ait pu prendre son essor pour l'emmener, loin des baraques à frites et des œufs mayonnaise, vers les îles tourmentées de l'Eros dont on revient fourbu, et pour certains brisés, mais avec sur les lèvres le sourire impudique de ceux qui peuvent crier sans honte ni regrets : j'ai aimé, j'ai vécu.

    Evidemment, pour atteindre de telles hauteurs émotionnelles, il faut avoir de l'imagination et laisser les jolies femmes aux autres comme le conseillait Proust, qui n'y connaissait rien. N'ayant trouvé ni dans sa femme ni auprès de ses pigeons l'amour dont il se languit, Henri se laisse séduire par Rosette, alias Papillon, du nom du foyer semi-carcéral où elle apprend à disparaître sans rechigner en compagnie d'autres incompris plus ou moins victimes des beuveries de leurs géniteurs. Et ça, franchement c'est moche. Profiter de la faiblesse mentale de certains pour les faire travailler à bas coup ou divertir les foules bien pensantes lors de spectacles touchants de maladresse c'est charitable, pardon, socio-éducatif, mais s'aimer, ça, c'est vraiment honteux.
    Au pays des encéphalogrammes plats, les handicapés mentaux ont le droit de vote mais pas celui de forniquer, ce qui en dit long sur l'estime que nous portons à nos élus.

    Honni, banni, meurtri, Henri fuit la cruauté de ses concitoyens en compagnie de sa Dulcinée à mèche lente, et s'échoue, tel un navire trop lourd de chagrin, au bord d'une mer si grise qu'elle vous laisse à jamais le cœur à marée basse. Ah ! Quelle flamboyance dans l'héroïque exil de ces amants maudits, condamnés à errer de la baraque à frites à la plage désertée où leurs corps allongés sur le sable glacé s'alanguissent sans jamais exulter tant les frimas terrassent la moindre nudité. Que la réalisatrice sait donc capter le romantisme foudroyant qui émane des regards autistes qu'échangent les tourtereaux dénués de malice. C'est triste et beau comme un canal qui se perd dans la brume avant d'aller se pendre.

    Courez vous perdre dans les espaces sans fin des plaines qui s'enfoncent dans la mélancolie.
    Courez vous délecter des silences éloquents des cœurs simples et sincères.
    Courez, courez, les plages c'est fait pour ça
    Ce serait si facile d'aimer si on nous laissait faire.

    Pégéo, sous la première tempête de l'année.


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  • En SolitaireEn solitaire
    de Christophe Offenstein

    C'est ce que les cinéphiles appellent un film iodé. Dès les premières vagues, ça sent le varech suroxygéné et les embruns qui fouettent le visage desséché des marins audacieux, y déposant une couche de sel supplémentaire pour y creuser les rides, jusqu'à ce que la peau prennent cet aspect parcheminé qui masque les ravages de l'alcool et fait frémir les Paimpolaises.

    Sous leur aspect rustique, les navigateurs sont des personnalités complexes. Ils n'hésitent pas à quitter leur femme pour prendre la mer et en découdre en solitaire avec Œdipe. Ils reviennent guéris en héros aguerris et peuvent siéger parmi leur pairs, ce qui n'est contradictoire que pour Tonton Sigmund qui avait des problèmes d'orthographe. Parfois, le marin déboussolé empanne face à l'amer et se retrouve en panne, amer et sans repère, dérivant au grand largue en attendant la dépression qui le poussera au large où l'attend l'aventure. C'est très technique. Les terriens se contentent dans ce cas de dire qu'ils ont le vague à l'âme, mais pour l'homme de la mer, la lame est une vague si traîtresse qu'il craint de la nommer et se perd en circonvolutions. On dit alors qu'il jargonne en breton.

    Il lui faut choisir : céder à ce curieux besoin, chez les marins, de faire des phrases * ou se lancer dans une circumnavigation en compagnie d'autres désœuvrés aux cirés rapiécés à coup d'étiquettes publicitaires pour masquer leur misère.
    C'est le choix de Yann Kermadec, qui s'élance sur les flots assassins débordant d'arrogance et de fierté, tel Artaban chevauchant un Pégase pélagique et insubmersible. Bouffi d'orgueil comme un spi gonflé par les alizés, ivre d'eau de mer avalée par paquets, le malouin présomptueux sous-estime l'espièglerie dont les dieux savent faire preuve pour rabattre la superbe des capitaines intrépides.
    Mal lui en prend. A l'instar d'Ulysse retenu par Circé en son île d'Eléa, le globathlonien doit faire halte aux Canaries le temps de réparer un safran endommagé par un objet flottant non autorisé et se retrouve en queue de peloton. Les prétentions redescendues en dessous de la ligne de flottaison et le moral en berne comme un génois par calme plat, il ne repart à la poursuite de ses chimères que pour découvrir qu'un jeune passager clandestin s'est glissé dans son cockpit, ruinant ses rêves de solitude et de gloire. Le garder c'est tricher ; avouer sa présence, c'est se mettre hors course. Dieu que Neptune est taquin !

    Le nœud gordien ne faisant pas partie de ceux qu'utilisent des marins, le beau Kermadec se trouve fort dépourvu face au dilemme du solitaire qui ne l'est plus. Le bougre n'est pas méchant homme et plutôt que le gamin, c'est l'idée de sa remise à l'eau qu'il rejette avec le sens civique inné des gens respectueux de leur environnement. Une tentative de débarquement furtif échoue à quelques encablures du rivage grâce à une ficelle scénaristique de la taille d'une amarre de porte-avions et le film peut continuer ainsi que le tour du monde en solitaire à deux, malgré les vivres qui viennent à manquer (Ohé ! Ohé!) et autres péripéties de la promiscuité forcée.

    Tout est dit.
    L'apprivoisement réciproque des deux hommes n'est que le prétexte à une subtile réflexion sur le rétrécissement de la sphère intime et la prolifération grandissante des empêcheurs de tourner en rond à l'échelle planétaire.
    Jouant du contraste entre la liberté invivable des immensités océanes et le confinement oppressant de la cabine, le réalisateur pousse tout au long du film sa déchirante plainte d'ermite refoulé : Si dans l'espace personne ne vous entend crier **, sur mer personne de vous laissera en paix.

    C'est vrai, c'est fou comme les océans sont fréquentés ces derniers temps. Entre les cargos qui croisent en toisant les voiliers, les plaisanciers qui dévisagent les skippers, les autres concurrents qu'il faut secourir, les copains qui prennent l'avion et louent des hors-bords pour venir tailler une bavette au large des Açores, pas moyen de rester tranquille à méditer sur la vanité des honneurs maritimes, l'apparition d'un sixième continent poubelle au milieu du Pacifique ou la perte de popularité inhérente à l'exercice du pouvoir sauf chez les dictateurs. Pire, avec le téléphone satellitaire, Skype et les tablettes à tout faire, impossible de jouir de sa misanthropie plus de quelques heures. Fifille réclame ses couchers de soleil du bout de monde, la presse exige des interviews vidéos quotidiennes, l'amante se languit sans pudeur et les autres navigateurs vous passent des coups de fil à toute heure pour calmer leurs angoisses. On se demande quand les concurrents trouvent encore le temps de soigner le hâle de loup de mer dont ils auront besoin pour satisfaire, à leur retour, les télés en mal d'aventuriers authentiques.

    Ce film serait-il finalement une métaphore sur la disparition de la solitude, si nécessaire à la construction d'une réelle conscience de notre condition humaine avant que la mort ne nous emporte en ricanant telle une mouette mélanocéphale en plein période nuptiale ?
    Dans ce cas, l'omniprésence encombrante du futur demandeur d'asile ne symbolise-t-elle pas la nostalgie de l'auteur pour cette époque bénie où l'on pouvait se perdre sans en référer à personne et faire des galipettes sur la mer démontée des cinquantièmes hurlants sans devoir partager avec le reste du monde, ou tout du moins sa femme, ces instants palpitants où la peur et la joie communient dans une explosion de virilité combative ?
    La réponse est à la fin du voyage.

    Coureurs des mers et skippers du dimanche, vous que bercèrent les aventures d'Achab et des pêcheurs d'Islande, vous qui n'aimez rien tant que la gifle du vent sur vos joues mal rasées et l'amitié bourrue qui unit les vrais hommes, courez prendre un bain de courage, de force et d'amour. Salé, iodé, rugueux certes, mais tellement vivifiant 
    Et vous, terriens pusillanimes, qu'un horizon sans fin ramène avec angoisse à votre finitude, courez vous rassurer : sur mer, personne ne vous laissera tomber.
    Courez, voguez, plongez dans cette grande aventure de l'homme face à lui-même : c'est fort comme du Melville, viril comme du Conrad, humain comme du Loti.

     

    Pégéo,
    un soir qu'en son miroir, je contemplais mon âme,
    comme le conseillait l'ami Charles.

    * Francis Blanche in Les Tontons Flingueurs à propos d'un cerbère en caban dont le plongeon fit grand bruit dans le Landerneau cinéphile.

    ** La vitesse du son étant nulle dans le vide, on s'en serait douté mais Sigourney Weaver fit quand même son étonnée à la sortie d'Alien en solidarité avec le responsable du marketing, un mal-comprenant notoire. Quelle professionnelle !


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  • Inside Llewyn DavisInside Llewyn Davis
    de Joël et Ethan Cohen

    La louse, c'est comme une drogue. Quand on y a goûté, on n'a plus envie de s'arrêter. Llewyn Davis est un professionnel et quand il s'engage sur la pente glissante qui mène tout droit au caniveau poisseux d'une ruelle sombre, il le fait avec la délectation du connaisseur. Quelle indicible sensation de liberté quand, les pieds pataugeant dans la neige avec la vigueur d'un saumon surgelé, avec pour seul bagage ses hardes déchirées comme l'âme d'un condamné, il fonce vers le prochain rendez-vous raté d'avance qui débouchera, à tout coup, sur un vide aussi grisant qu'un saut de l'ange dans un lac gelé ! Dieu qu'il est bon de sentir sa vulnérabilité face à l'impitoyable âpreté du monde et se réjouir ainsi d'être en vie, malheureux, rejeté, honni, haï, banni, incompris et sans espoir certes, mais tellement unique, pur, absolu, auréolé de souffrance volontaire comme un martyr au sommet de sa carrière !

    On ne s'improvise pas loser d'un jour à l'autre. C'est le fruit d'une démarche ardue, réclamant ténacité, abnégation et talent. Nombreux sont ceux qui abandonnèrent en cours de route et devinrent, faute d'endurance, star de la pop, président de la république ou présentateur télé.
    Llewyn Davis est d'une autre trempe et relève le défi quotidien de l'échec en rafale avec une ardeur et une constance qui relève du sacerdoce. Gonflé à bloc par l'énergie d'un désespoir savamment entretenu, il se jette chaque matin dans cette incroyable aventure du ratage intégral dont surgira, si Dieu existe et a encore l'humour dont il faisait preuve quand l'inquisition allumait des feux de joie aux pieds des infidèles, le chef d’œuvre suprême qui résumera sa vie en trois accords mineurs et quelques rimes torturées.

    Sa méthode est simple mais rigoureuse. Tout d'abord s'associer à d'autres losers et les aider à réussir à son détriment afin d'éliminer la concurrence. Puis varier les couchages pour éviter l'embourgeoisement en alternant canapés miteux, tapis crasseux et banquettes de voitures défoncées. L'austérité du programme ferait frémir un anachorète en pleine extase mais c'est le prix à payer pour atteindre à la vie d'artiste, la vraie, la grande, la seule digne d'être sublimée d'une voix nasillarde portée par des arpèges grinçants avec l'impudeur larmoyante des mystiques méconnus.
    « Même Bob Dylan et son aura de pelle à poussière y est arrivé, alors pourquoi pas lui ? » se dit-on en regardant Llewyn Davis grimacer ses émotions devant un public ronronnant de plaisir à l'écoute de ses ballades masochistes de vagabond exalté par une souffrance à la mode. Pourquoi pas en effet ? D'abord parce que lorsqu'il croisera le jeune Boby, il ne reconnaîtra ni son talent, ni son harmonica, ni sa coupe de cheveux, ce qui en dit long sur sa lucidité artistique. Ensuite parce que ça ne flatterait pas le goût des aficionados des frères Cohen pour le sadisme raffiné dont ils se sont fait les chantres quasi exclusifs. A Hollywood, quand on tient une veine, on l'exploite. C'est une une question de respect de son public. On n’est pas chez Disney, non plus !

    Reprenons.
    Tandis qu'à cette époque, de jeunes gens débordants d'humanisme cherchent la recette de la cuisson expresse du riz - qu'ils apprendront aux Vietnamiens en déversant généreusement le napalm sur leurs villages - le paumé patenté quémande sa pitance à travers Greenwich Village sans même gratifier d'une chansonnette ceux qui ne le haïssent pas encore. Pousser aussi loin l'anticonformisme, c'est toucher au sublime. Même Rimbaud n'avait osé aller aussi loin malgré Verlaine qui le poussait au train pour enchaîner les perversions.

    L'anti-héros a du talent, certes, mais il est bien aidé par l'atmosphère du New-York du début des années soixante revue par les frères Cohen. L'écran suinte d'humidité, le brouillard s'insinue jusqu'au fond des cafés et la ville, souffrant d'une grisaille chronique, a le charme brumeux d'une sous-préfecture soviétique que les habitants égayent de leurs lainages élimés aux nuances de beige et de gris, si pimpants pour qui aime les pluies d'automne. Assumant jusqu'au bout ce parti-pris esthétique sans concession, bon nombre de rôles secondaires ont été confiés aux loupés du Musée Grévin, dont le teint cendré et la plastique cireuse rappellent certaines ébauches maladroites du Créateur, qu'on trouve encore au bistrot de l'assemblée nationale ou dans les commissariats du calvados. On en rirait de cruauté.

    Tout est dit.
    En communistes honteux épargnés par le Maccarthysme car ils n'étaient pas nés (voilà où ça mène la mansuétude !) les Dupontd d'Hollywood cherchent avant tout, avec ce biopic humide et frigorifiant, à ridiculiser les valeurs fondamentales de La Civilisation, l'unique, la vraie, celle qui redonne aux hommes la pureté originelle de leurs inégalités, l'élan vital de leur égoïsme et la liberté exceptionnelle conférée par l'isolement affectif et social qui caractérise la modernité urbaine dans ce qu'elle a de plus élevé.
    Poursuivant leur œuvre de dénigrement du rêve américain, ils s'en prennent ici au fondement même de la culture de masse : l'individualisme plaintif érigé en produit de consommation courante pour nantis en panne de malheur.
    On n'y retrouve pas la violence enthousiaste de No Country for Old Men ni le pathétisme hilarant de A Serious Man, mais l'attaque n'en est pas moins féroce. Elle est seulement plus insidieuse.

    Jouant de notre empathie naturelle avec la subtilité misérabiliste d'un Charles Dickens en pleine dépression, les cinéastes enchaînent chausses-trappes, échecs, désillusions et injustices. Ils rivalisent de virtuosité et d'acharnement avec le Grand Pervers quand celui-ci s'adonne au surréalisme.
    La descente aux enfers du ménestrel de la mouise est si sublime de délicatesse qu'on en oublie que c'est son fond de commerce. C'est doux comme un rêve cotonneux dans lequel la vie s'épuise en de lentes volutes glaciales jusqu'à une bienfaisante inconscience, et notre cœur blasé ressent enfin ce léger pincement qui nous rassure sur notre humanité. On en soupirerait d'aise.

    Heureusement, les femmes systématiquement acariâtres ; un bellâtre en treillis insupportable de talent, de santé et de condescendance innocente ; les voitures sombres, humides et cabossées qui font l'orgueil des classes moyennes surendettées, nous rappellent à la réalité, évitant ainsi une dérive onirique susceptible de nous emporter au-delà de la compassion de bon aloi. On en pleurerait de rage.

    C'est ça la folk : le quotidien transformé en cauchemar pour faire rêver les citadins alanguis face au vide .

    Courez écouter Oscar Isaac, alias Llewyn Davis, ravager nos âmes endormies de ses ballades sublimes de tendresse rocailleuse. C'est aussi jouissif que de malaxer une poignée de terre pour oublier un chagrin d'amour.
    Courez rire des déboires d'un artiste totalement engagé dans sa chute. C'est si bon, après coup, de se savoir soi-même sans génie.
    Courez vous plonger dans la grisaille New-yorkaise de 1961. Aussi dense qu'un spleen baudelairien, il en naquit un vent de partage. Un peu d'espoir pour aujourd'hui ?

     Pégéo, un jour où moi aussi j'avais perdu un chat.


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