• Bullhead

    BullheadBulhead Bullhead

     

      En ce moment Le Bœuf est à la mode et pas seulement dans les navets. Simple figurant anecdotique dans El Chino, le printemps venu, il crève l'écran. Après Bovines et L'Hiver Dernier, on retrouve le somptueux animal, bientôt oscarisé au festival du Bois Sacré, en vedette pré-hominienne de Bullhead.
     Fini pour lui les rôles de gentils.Il accède à ceux des vrais durs, des glorieux sanguinaires qui ont fait la légende du cinéma de M. Le Maudit au Silence des Agneaux. Cette fois-ci, il rentre vraiment dans le lard des costauds, il y va de toute sa viande, la vraie, la puissante, la riche, celle qui aiguise les appétits des financiers et rend les hommes si fiers des cornes qui jaillissent de leurs cerveaux étroits. 

      Mais Bullhead, c'est avant tout la comédie romantique de l'année. L'histoire de la passion incroyable d'un bovin devenu homme par amour pour l'humanité en générale et pour une femelle inaccessible en particulier. C'est le mythe de Zeus et d'Europe renversé. Le divin taureau blanc devient Jacky, sublime bipède en chemise noire ; la lubrique fille d'Agénor prend les traits d'une Lucia affolée par ses désirs bestiaux. Ce sera d'ailleurs la seule référence politique claire - mais suffisante - de cette œuvre qui dénonce les dérives d'une Europe soumise aux dictats des lobbys pharmaceutiques représentés ici par des mafiosi plus répugnants que les égouts crevés d'un abattoir un jour de canicule. On retrouve bien là le cynisme de l'internationale anarcho-cinéphile déjà pointée dans Le Havre et El Chino ! Sous couvert de psychodrame policier, Michaël R. Roskam signe ici en toute impunité un nouveau pamphlet anti-libéral. C'est vraiment scandaleux en cette période de vaches maigres où même la Fox est contrainte de produire des films à moins de 40 millions de dollars !

      Comédie donc, romantique certes, zolienne en outre, mais engagée de plus. Ça fait beaucoup. Engagée par qui, d'ailleurs ? (Oui, les locutions adverbiales interjectives sont elles aussi à la mode dans les discours politiques, entre autres.)
      Difficile de le savoir pour un film issu d'un pays insoluble où les langues sont chargées d'a priori jusqu'à la gueule, celle des canons qu'on descend plutôt que de les pointer, ce qui rend les habitants si flous qu'ils se croient tous étrangers.
      On suspecte cependant la Fondation Nicolas Hulot, le trublion verdâtre qui cascade en auto-bronzant parce qu'il le vaut bien, d'avoir financé cette apologie de la biochimie et des cocktails d'hormones, si propices à l'apaisement des mœurs et à la hausse de l'audimat lorsque des hommes sandwichs à roulettes traversent les prairies françaises où les vaches ruminent, impassibles et charmantes, sur les fautes de syntaxe des commentateurs qui nous les broutent en hélico.

      Tout commence par un trou de balle dans une BMW. C'est en soi un non-évènement tant cela semble être la vocation de cette marque dont le logo hésite entre la mire d'une lunette de tir pour policier éméché et la décoration pragmatique d'une lunette de WC pour gendarme pressé.
      « Un trou de balle ? Je dirais même plus, deux trous de balles ! » rétorque David, l'un des deux Dupontd du maquillage de voiture volée. Et c'est bien là le problème, le deuxième trou est retrouvé dans le corps refroidi d'un agent des stups, à un endroit suffisamment incongru pour lui assurer la paix éternelle et la fuite de gaz permanente.
     Ire des collègues et début des ennuis pour ce petit monde paysan accroché à ses traditions, sa rudesse de langage (surtout en Flamand sous-titré), ses mœurs de mammifères sans complexes et son repli identitaire. Ici, foin des manières ! Le pot belge s'y vide comme une bière bien fraîche – où souvent il entraîne – cul sec, pour ne pas laisser de trace, d'un trait d'union entre les bovins et les hommes, ces deux sympathiques lourdauds qui suent, ahanent, pataugent et trompettent en vain leur désespoir absurde pour qu'engraissent sans fin les portefeuilles en vachette surfine des actionnaires anonymes et aveugles, les fameux triple A.

      Très vite l'intrigue se perd dans une recherche folle du trou de balle perdu à laquelle participent divers personnages dont le grotesque permet de faire du héros, par contraste, le seul être vraiment sain malgré sa démarche taurine et son regard trouble à la Christophe Lambert.

      On retrouve par exemple des trafiquants recrutés dans la faune agricole locale (un type de casting déjà pratiqué dans Le Havre, tiens, tiens!) qui s'amusent à se faire peur à coup de brushing version Franck Michaël dans des décors pelucheux, ou dégustant un bœuf mironton à peine tiède en faisant des grands slurps dans des auberges si défraichies que Emmaüs n'en voudrait pas pour cantine.
      De temps à autre apparaissent une fliquette hystérique et un inspecteur homophile dont la perversité ferait crever d'envie un agent du fisc en chaleur. Ils ne servent qu'à mettre en lumière la délicatesse masquée, confinant à l'impuissance, du héros au regard porcin. (Mais on a les yeux qu'on peut, comme disait ma grand-mère en lampant son bouillon anémique.)
      La caricature la plus ambigüe est celle de Diederik, l'ami-ennemi de Jacky, l'homme qui ne choisit jamais, obéissant par habitude, traitre par nécessité, perdu dans sa recherche inassouvie de reconnaissance, de sécurité, d'existence anodine et d'amours inavouables. Incarnation de la lâcheté maigrichonne, il a le regard faux et le pas hésitant du looser détestable. Il vacille sans cesse, équilibriste maladroit en permanence au bord d'une vie sans relief, honteux comme un politicien pleurant silencieusement le sacrifice de sa gourme sur l'autel du pouvoir, sans qu'affluent les pots-de-vin escomptés ni les baisers furtifs des goulus ambitieux. Le personnage serait presque une imposture tellement ses épaules sont étroites et sa lippe molle, surmontée d'une moustache semblable à une crise d’acné mal soignée dans laquelle se collent des restes de soupe rance. Heureusement, Jeoren Perceval a la tendresse des grands acteurs pour les maudits et les ignobles. Il en fait un personnage étouffant d'amour refoulé qui finit par nous émouvoir.
      Enfin, grâce à un tour de passe-passe incompréhensible, les Dupondt de la mécanique deviennent commentateurs sportifs et, le visage maculé de cambouis pour passer inaperçus et éviter les coups de corne, ils se relaient pour commenter en direct le spectacle nocturne d'une corrida belge appelée « Fête du Bœuf en Rut », spectacle unique au monde qui n'est pas sans rappeler une certaine finale de coupe de monde de foot que nous perdîmes sur un coup de tête.

      Dans cet univers machiste et glauque, Jacky demeure le seul grand romantique.
      Il aime les bêtes. Il sait que l'homme peut encore apprendre de la nature à condition de rester humble et d'humeur folâtre, de savoir se fondre au milieu du troupeau dont il est le gardien, partageant son sort, ses joies, ses peines et son manque de vitamine D.
      Alors il se dépasse, il devient grand, il devient beau, auréolé de bonté, de sagesse et de force tranquille, aussi majestueux qu'un coucher de soleil se reflétant dans les yeux baignés de pure tendresse des vaches, qu'ourlent des cils si long qu'une starlette s'est pendue, des cils si longs qu'il faut leur pardonner. Oui, l'homme se remplit alors de l'indicible joie de vivre qu'on trouve dans le regard plein d'amour d'un veau face à la mort lorsque, se mirant une dernière fois dans la lame étincelante du boucher qui s'approche, l'animal semble dire à son reflet : « T'as d' beaux yeux, tu sais. »*

      Et c'est ainsi, par amour de l'amour, par tendresse pour ces bêtes dont il partage la vie que Jacky, extrémiste de la symbiose paysanne, teste sur lui les hormones les plus vaches, se fait émasculer pour éteindre son agressivité et cultive ses muscles comme d'autres font du gras ; parce qu'il est dans la viande, tout simplement, dans la viande jusqu'au cou, jusqu'au cœur.

      Ah, l'amour ! Quel ennui quand les femme sont parties jouer les coquettes en ville et que les hommes n'ont plus que des seringues à mettre au cul des vaches, pauvre ersatz sans joie de jouissances regrettées.
      Ah, l'amour ! Quelle erreur dans cet univers d'hommes où les couilles ont quatre roues motrices, où seul le muscle compte, muscle souple et soyeux que nulle testostérone ne doit jamais durcir, sinon c'est écœurant en bouche.
      Ah, l'amour ! Quelle vacherie ! mugit dans son étable, la vache qui rit quand Jacky s'amourache et gémit sur la table.
      Alors le bœuf humain se rebelle !
      Il prend le taureau par les cornes et des hormones en pagaille. Il se fait Minotaure et Pégase, déploie ses ailes encore fragiles et quitte le labyrinthe de ses tourments injustes. Il traverse la frontière de la langue et fonce vers son aimée, maladroit et timide, aussi violent que vulnérable, bouleversant de tendresse inavouable, et d'autant plus dangereux. Attention, brave gens, la bête s'est libérée, elle sillonne vos avenues, la corrida humaine peut enfin commencer !

      Tout est dit.
      Le héros désaimé est condamné à l'abattoir, il ne lui reste plus qu'à prendre un dernier ascenseur, celui qui mène à l'échafaud.
      Jacky, taureau blanc déguisé en dieu grec, aborde les rivages de Sidon (en fait un appartement en surplomb du port de Liège pour des raisons de cohérence linguistique mais personne n'est dupe !) afin de séduire son Europe par la ruse. Mais n'est pas Zeus qui veut et la belle est rebelle, quoique dotée d'une poitrine débordante de vitalité mal contenue, susceptible de réveiller la fertilité d'un eunuque vieillissant, d'accueillir une tripotée d'enfants mal élevés, voire de servir de mascotte à la Fête du Bœuf en Rut tant il est vrai qu'elle rend à elle seule la chose possible.
      Cela ne suffira pas. Les hommes sont tous de bêtes et les femmes des esthètes.
      Comment s'aimer alors ?

       Courez voir ce film. Matthias Shoenaerts le bien nommé y est époustouflant. Il nous montre que les plus beaux cœurs sont parfois contenus dans des corps monstrueux dont les âmes méprisées et sevrées d'attention n'attendent qu'un geste, un regard de tendresse pour oser dévoiler leur trop plein de passion. Faute de quoi ils en meurent. Parfois ils nous massacrent aussi.
      La révolte des doux n'est pas la moins dangereuse, seulement un peu plus rare.

     

    Pégéo, quelques jours avant d'aller choisir mon prochain équarrisseur.

    * Honteux de ce plagiat, Jean Gabin ouvrit une ferme modèle 
    après la guerre alors que les veaux le boudaient à l'écran.

     

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