• The Day He Arrives

    The day he arrivesThe Day He Arrives The day he arrives
    (Matins Calmes à Séoul)

     Le cinéma asiatique n'en finit plus de nous étonner. Avec The Day He Arrives, Hong Sang soo invente le film dyslexique. Non seulement il utilise un montage savamment hasardeux, qui range la notion de chronologie au rang des béquilles molles, mais il redouble d'imagination en le doublant d'un bégaiement scénaristique qui achève de plonger le spectateur dans une confusion narrative confinant à la perplexité.
     Pour les psychorigides résistants qui se seraient malgré tout construit une logique actancielle à travers l'enchaînement chaotique des séquences - qui semble avoir été tricoté par un diptère sous amphétamines fuyant la sodomie intellectuelle germano-pratine - le réalisateur tisse des dialogues époustouflants d'incompréhension qui n'auraient pas déplu à Jean Tardieu si celui-ci avait parlé le Coréen sans accent Suisse.
     En voici un extrait approximatif, quoique exemplaire dans son inexactitude-même, ce qui le rend particulièrement intéressant, voire jubilatoire dès la cinquième tasse de Makgeolli, signe qu'il est temps de respirer et de se resservir. 

    Deux hommes et une femme sont assis devant des bières dans un restaurant. La propriétaire rentre, couverte d'un manteau et portant des gants car elle ne joue pas du piano. (Il est très important de respecter l'ordre du dialogue et que les personnages se regardent tous avant de parler.)

     Prop. : Bonjour, vous avez bien fait.
    Homme 1 : Ce n'est pas grave, on n'a pas faim.
    Prop. : La porte était ouverte.
    Homme 2 : En fait elle ne sait pas jouer mais ça ne s'entend pas.
    Homme 1 : Je prendrais bien une bière pour changer.
    Femme : J'ai oublié comment on faisait pour rentrer.
    Prop. : Je n'ai rien à manger mais je peux préparer un apéritif.
    Homme 2 : Elle est exactement pareille !
    Homme 1 : C'est bizarre, il n'y avait personne avant vous.
    Femme : Ah bon ? C'est un restaurant coréen ?
    Homme 2 : Nous nous sommes servis. Le piano était silencieux.
    Prop. : J'étais partie faire des courses.
    Homme 1 : Inutile, j'ai encore de la bière.

     Sur ce, la femme disparaît du cadre et le piano rugit tandis que la propriétaire enlève ses gants pour sortir fumer. Les mâles ronronnent au chaud et l'on passe à la séquence précédente.

     On remarquera l'analogie en forme d'hommage avec une célèbre scène de Un air de famille, à la différence que dans le film français le juke-box était en panne.

     Malgré l'habituelle interrogation sur la complexité des rapports amoureux et la nécessité de se perdre pour se retrouver, destinée à rassurer les producteurs sur le classicisme de son cinéma, le réalisateur écrit ici un film très personnel sur les deux seuls sujets qui l'intéressent, Séoul et la physique subatomique.
     Ce dernier thème est d'ailleurs celui des deux le plus clairement abordé dans cette œuvre largement inspirée des meilleures blagues de Stephen Hawking, notamment celle du zoom qui s'arrête en plein élan par manque de profondeur de champ.

     Chacun sait que le temps n'est pas linéaire à cause de la courbure de l'espace. On répertorie onze dimensions, dont certaines repliées sur elles-mêmes à force d'introversion spectrale, et d'autres, sous forme de cordes, dont les vibrations, à l'approche d'un boson de Higgs recherchant désespérément Susan, produisent cette musique céleste, qui fait croire aux plus superstitieux que Dieu possède une âme en résonance parfaite avec le La 440, et aux mécréants anarchistes que le grand soir arrive avec toutefois un léger retard dû aux embouteillages causés par la manifestation des prêtres mariés entre la République et le Sacré-cœur.
     Cette explication toute scientifique du montage audacieux de Hong Sang-soo ne peut heureusement faire oublier l'envoûtante poésie nonchalante du film. Celle-ci nous entraine insidieusement dans un lâcher-prise bienfaisant, au bord du bâillement, sans lequel la mécanique quantique resterait choquante sans être pour autant compréhensible, ni ne deviendrait cette véritable réconciliation de l'homme, de la science et de la religion qui fit dire à Niels Bohr : « Honnêtement, je préfère Matrix au Livre de la Jungle. »

     L'autre thème sous-jacent du film est l'amour du réalisateur pour Séoul, qu'il décrit ainsi. « Séoul est une petite ville. Elle se visite à pied. Impossible de faire un pas sans rencontrer une vieille connaissance. C'est toujours la même personne, toujours au même endroit. Il y a quatre rues et un parc. Les trottoirs sont recouverts de neige chaque matin. Ainsi les flocons peuvent tomber sans se faire mal et vivent plus longtemps. C'est très important. Personne ne sait pourquoi. C'est ça qui est bien. »

     Tout est dit.
     A l'immensité de l'univers, aux méandres infinis de l'âme humaine, le cinéaste scientifique et poète végétarien oppose l'étroitesse ridicule de l'environnement socio-géographique à météo variable qui transforme la moindre velléité d'extraversion copulatrice, fut-elle onirique et hétérosexuelle, en une danse de Saint Guy pour mouche survitaminée piégée dans une sphère blanche. Celle-ci ne peut trouver d'exutoire que dans un rêve éveillé à répétitions transformatrices, telles les mutations aléatoires continuelles des gênes de toutes les espèces vivantes, aux côtés desquelles la pêche aux quarks de charme à l'aide du diptère pré-cité s'avère un agréable délassement pour bachelier attendant la retraite (pléonasme).

     « Il ne suffit pas de perdre la boule, encore faut-il savoir coucher les quilles », semble nous confier Hong Sang-soo avant de fondre sur son actrice favorite.
     Oui, heureusement pour les esthètes honteux, c'est aussi un grand amoureux qui aime partager la passion des femmes qui l'habite.
     Dans The Day He Arrives, les hommes sont laids et stupides, surtout les étudiants. On devine que le cinéaste a souffert à la puberté.
     Les femmes, par contre, y sont toutes d'une beauté saisissante. Leur fraîcheur enlace les hommes comme un tourbillon de lames glacées venant fouetter leur désir jaillissant, laissant leur œil marqué d'une brûlure enchanteresse, qui pousse le mâle perdu dans sa quête solitaire d'identité à courir nu sous la neige, la cigarette aux lèvres, dans l'espoir insensé que l'une d'elle vienne l'y rejoindre, une allumette en main.
     On songe, car hélas il ne nous reste d'autre alternative pour nous en rapprocher, à l'exquise Kim Bokyung. Sa fragilité sensuelle, ses jambes fuselées - presque aussi aguichantes que celles de Bérénice Béjo quand sa robe fendue les révèle, affolantes et sans fin dans leur écrin de soie, lors d'un Mambo endiablé trop brutalement suspendu - ses grands yeux en amandes faussement naïfs et réellement envoûtants, pour qui même Kim Jong-eun remiserait ses têtes nucléaires au rang des amuse-gueules phallocratiques périmés, donnent envie de se perdre, se noyer, s'abandonner à la dérive du temps et des sens, se laisser emporté par une foule de synapses anarchistes un jour de carnaval pour frôler, ne serait-ce qu'une seconde, l'incarnation paradisiaque que son sourire promet.

     Ne courez pas voir ce film.
     Allez-y le pas léger et le regard perdu dans le lointain de votre âme, là où les peurs et les rêves se confondent.

     Ne courez pas, ce serait trop dangereux dans les rues de Manille, de Paris ou Alger. Ce serait du gâchis que d'arriver trop vif pour se laisser porter sans résistance.
     A Séoul comme ailleurs, quand l'homme arrive sur Terre, pour la première ou la millionième fois, il est un instant le réceptacle unique du temps et de l'espace, de tous les temps et tous les univers, toutes les histoires, toutes les émotions, toutes les réalités et toutes les chimères, tous les espoirs, toutes les blessures. C'est insupportable de légèreté, d'immensité, de désorientation enivrante et de plénitude. Alors on se réveille, de peur de confondre la vie et la mort, et l'on tente d'être soi. Un trouble passager s'ensuit que la lumière disperse, brouillard délicat qui s'en retourne aux limbes.
     C'est cet instant, cette ivresse qui le suit, que Hong Sang-soo, peut-être, allez savoir avec les poètes, prolonge le temps d'un film.
     On s'y perd. On s'y laisse prendre.
     A chacun ses rêves.

     Pégéo, les yeux ouverts sur la mer.

     

     PS : Que ressent un fou de Bassan lors de son premier piqué vers le grand miroir ? Une question que le film élude alors que pourtant, il faut le faire.

    « BarbaraDe Rouille et d'Os »

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