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Quoiqu'il s'en défende avec une retenue bien compréhensible car c'est involontaire, Lucas Belvaux vient de réaliser ici une œuvre annonciatrice des futurs films interactifs.
Dès le générique et pendant longtemps, il ne se passe rien. Yvan Attal se tait avec une justesse de ton océanique qui nous laisse sans voix.
Soudain, il parle à son amante endormie qu'il n'ose réveiller tellement elle est belle. On regrette qu'il ne se taise car on aimerait profiter en silence de cette jeune beauté avant qu'on ne l'arrache au sommeil, si fraiche et si confiante, si pure et si fragile que le regard suffit à s'en remplir le cœur, le souffle retenu et les lèvres entrouvertes, pour que pas même un souffle, ne serait-ce sur l'écran, ne vienne la perturber, de peur qu'un froncement infime ne ride la peau de gourmandise offerte qu'abandonne à nos rêves l'envoûtante Sophie Quinton.
Mais non, lui, il faut qu'il parle, juste à cet instant, le rabat-joie !
Sa voix monocorde n'est qu'un bruit blanc à peine plus dérangeant que celui d'un crachin normand, bien moins intéressant que le roulement des galets sur les plages du Havre lorsque la mer est étale, mais ça suffit pour nous sortir de notre torpeur romantique. On se souvient alors qu'il aurait dû se passer quelque chose depuis le temps. Après tout, on est au cinéma, pas à devant un verre d'eau à chercher la tempête annoncée.
Et puis non, rien de se passe. Louise se réveille, lumineuse et vivante sous le regard éteint de Pierre.
On aimerait la suivre, dans les rues glacées encadrées de béton où pas une âme ne vit, qui forment le cœur du Havre. La suivre sans la frôler, de loin, pour le simple plaisir de voir les façades sans joie s'évanouir à son passage avant qu'elle ne nous laisse, plus seuls que jamais, tituber en souriant de l'ombre à la lumière, ou bien glisser lentement dans l'oubli et la peur, ces deux parois lugubres de notre quotidien.
Quelle agréable manière ce serait de filmer le silence et la solitude !Raté. Lucas Belvaux laisse s'échapper la Belle et revient sur la Bête qui rumine immobile la honte qui lui bouffit les yeux.
Las, on peut se rendormir tranquille. Rêver peut-être. On sait que pas un cri, pas une parole, pas un geste furtif ne viendra déranger notre affalement passif. Le visage sombre de Pierre a l'expression absente des carpes empaillées aux yeux couverts de poussière. On en est presque jaloux.Tout est dit.
Ou plutôt rien.
A quoi bon ? Filmer le vide et le silence est aussi périlleux qu'une plongée en apnée dans la fosse des Mariannes, rares sont les survivants, même chez les spectateurs. Autant vouloir sonder la noirceur de nos âmes sans faire confiance à Dieu ni prévenir qui que ce soit, c'est un coup à disparaître dans l'indifférence générale.Alors non, on refuse, on se rebelle dans son fauteuil en peluche. Le spectateur moyen, M. ou Mme. Tout-le-monde, reste engoncé dans la mollesse du velours élimé, bien à l'abri dans la noirceur tombale où nous a entrainés le réalisateur, où l'on se sent si protégé des souffrances d'ici-bas.
Ah ! qu'il est confortable d'attendre ainsi la fin, le retour des lumières de la délivrance ; un œil terne à moitié ouvert cependant, on ne sait jamais, dès fois que Sophie Quinton dévoile encore une épaule nue, on peut rêver, ce serait toujours ça de pris pour croire encore au septième art.Dès lors, 38 témoins secoués par un policier taiseux et une journaliste scrupuleuse face au scoop (on frise l'oxymore, je sais) pourront bien s'agiter sous le nez d'un procureur bourré d'humanité (second oxymore, ça devient absurde), on ne nous y prend pas. On veut notre part de silence. La salle est mûre pour s'emparer du film.
« Qu'ils se taisent ! » a-t-on envie de hurler. « Puisqu'on a payé notre droit au néant, laissez-nous en profiter. Ce n'est pas au bout d'une heure d'engourdissement qu'il faut songer à nous réveiller. Pitié ! Laissez-nous savourer pour une fois le sommeil des justes : ce n'est pas tous les jours que l'on peut déguster en paix la lâcheté et la honte sans remords ni lendemain. »
Ce serait d'ailleurs peut-être la seule critique à faire à Lucas Belvaux. Le réalisateur, sans doute happé par son sujet, a lui-même manqué de courage ou de vision. Il n'est pas allé au bout de ses choix artistiques.
Pourquoi tant de dialogues ? Pourquoi tant de mots ?Ah ! Quel beau film c'eut été sans la moindre parole. Pas un film muet, non, de la vraie vie aux lèvres closes. Celle des voisins qu'on ignore, des passants qu'on dépasse sans les voir, de tous ceux près de nous qui trépassent, délaissés et soumis, dans le cœur glacé des villes où règne la paix et l'ordre.
Soyons fous ! pense alors le spectateur de plus en plus impliqué. Imaginons ces personnages n'ouvrant jamais la bouche, si ce n'est pour bailler. Imaginons des frères humains dont le regard suffirait pour se comprendre, se transmettre leur volonté farouche de mutisme, leur peur de s'avouer en vie et d'admettre la mort. Même pas d'intertitres, nulle explication, nul mot, fusse-t-il seulement lisible au détour d'un journal, d'un livre ou d'une affiche trainant sur un coin d'écran.
Juste le silence des êtres, la lumière des paysages industriels, les perspectives urbaines sans débouché, les décors intimes rassurants ; juste le son des objets, du vent, de la mer, le cri des mouettes et peut-être, tout à la fin, le hurlement d'un chien, comme celui d'une victime refoulée dans nos mémoires sans fond, un truc à vous dresser le poil sous vos vêtements soyeux, à mettre le velours du fauteuil en émoi.Alors là, oui, ça vaudrait le coup. Là, on mesurait la profondeur réelle de notre obscurité, ce trou noir où disparaissent les cris les plus atroces et les images les plus ignobles, là d'où surgit soudain un effroi si terrible qu'on en reste interdit. Ça, ce serait mémorable !
Un bon moyen de réparer l'outrage fait par le réalisateur au silence est de devenir le spectateur interactif dont rêvent certains cinéastes en panne d'inspiration.
Cessez d'être passif et adaptez le film à la hauteur de vos exigences !
Exemple.Munissez-vous de bouchons d'oreille ou mieux encore, écoutez la bande-son de Le Cours des Choses*, qui, à bien y réfléchir, est un pendant assez joyeux à ce film.
Fermez les yeux chaque fois qu'un personnage parle car ça le défigure et il perd en présence. (Demandez à votre voisin moins audacieux de vous donner un coup de coude pour prévenir quand les rouvrir. En plus, ça vous fera rencontrer du monde, c'est formidable !)
A la place, imaginez l'échange muet qui devrait avoir lieu ou, si c'est un monologue, le regard du héros s'il pensait en silence. Ce sera beaucoup plus parlant et vous plongera encore plus profondément dans votre conscience personnelle du drame. Vous verrez, c'est une excellente préparation à l'explosion cathartique finale recherchée par l'auteur.
Ne rouvrez les oreilles que vers la 95ème minute, quand la meute, pardon, la foule silencieuse des juges anonymes et sadiques des donneurs de leçon se rassemble nuitamment pour lyncher leurs égaux dévoilés.Et là, dégustez. Dégustez en avant-première et sans l'accord du réalisateur l'avenir du cinéma. Celui dont vous êtes co-auteur, co-acteur, dont vous êtes le spect-acteur. Celui qu'on arrête de consommer pour le vivre, pour l'habiter réellement, en acceptant d'être dérangé par soi-même, de participer volontairement à ses bouleversements intérieurs, parce que ces secousses salutaires sont peut-être la seule raison d'être de l'art et sa grande différence avec l'industrie.
C'est un peu effrayant mais totalement jouissif.
Comme la vie.
Silence.
Les hommes tournent.Pégéo, un jour que j'avais fait peur à mon psy.
* Le Cours des Choses des géniaux Peter Filchi et David Weiss,
1987, T&C Film,
avec Zack Poubelle et Mat Lamousse dans leurs propres rôles.
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Oslo 31 août, 00h01. La vie bat son plein et la ville est sans joie. Des hommes pas encore sûrs de leur maturité entrainent de jeunes étudiantes dans des bars passés de mode, tandis que leurs amours de jeunesse se résignent à vieillir, les hanches stériles ou trop larges. Personne ne danse mais la bière dilate les pupilles et assouplit la démarche. C'est un début.
La quiétude fait office de bonheur. Oslo est en fête puisque rien ne se passe.Dit comme ça, on pourrait penser à un film intitulé L'Ennui réalisé par un descendant de Zola un jour qu'il pleuvait sur Hiroshima.
Heureusement le réalisateur, Joachim Trier, a l'optimisme glacé des survivants du Maelström qui, s'étant échoués dans la neige, se relèvent en souriant, les narines brûlantes et le sourire congelé, parce que dans quelques mois, le soleil de minuit brillera ailleurs que dans leurs rêves héroïques.
Il opte pour la comédie légère qui commence par le baptême d'Anders, de retour parmi les gens sains à défaut d'être en vie.
Tôt le matin, il enfile un blouson imperméable avant d'aller planter des pierres au fond d'un lac. Une idée si ludique qu'il en rit à gorge déployée et manque de se noyer.
On sourit presque. C'est un début.
On a connu des méthodes de désintoxication plus douces mais au pays du bain glacé c'est presque une faveur de le faire en été.Comme disait Rimbaud, Je est Anders. Cette altérité serait un atout pour draguer, si les rêves d'anticonformisme de sa génération ne s'étaient essoufflés dans des rébellions perdues au profit d'une indifférence réussie.
Anders décide alors d'aller voir en ville si les filles sont belles et Oslo toujours triste parce Na ! (Ce qui veut dire « Je vous emmerde mais je reste poli ! » en Norvégien, on admirera la concision de la langue).Dans une scène délirante, où, portant le masque d'un avocat général figé dans un crise de colique difficilement contenue, il refuse le travail rédempteur par une critique jubilatoire de la modernité journalistique, Anders montre son vrai visage de pince-sans-rire avec une conviction telle que seul le rédac' chef sourit. C'est toujours un début.
Certes, la pauvreté scolaire des sous-titres approximatifs rend peu compte de la moquerie libertaire du jeune journaliste en manque de combat depuis que les femmes de ménage ont remplacé les gladiateurs dans les arènes télévisuelles où le sang ne coule plus que dans les émissions pour enfants.
J'avoue avoir cru un instant que Joachim Trier déviait de sa ligne pour plonger dans le drame zolien précité. Mais c'est sans doute moi qui broie du noir depuis que j'ai relu La joie de vivre*.
Heureusement, dans la salle d'à côté le public semblait plus réceptif à l'humour discret que dans celle où j'étais mais peut-être qu'on y passait Le Mécano de la Générale.Il est vrai qu'au-delà de la barrière linguistique, les clés de lecture de ce film sont aussi tordues que l'âme d'un trader philanthrope. On sait, par exemple, que c'est une parodie, uniquement parce que les filles les plus sexys osent porter des culottes petit-bateau rosâtres et distendues, que les tramways ne déraillent pas même en accéléré, que les pneus hurlent en silence et que les hommes sont lâches quand les femmes en fleur offrent leurs lèvres tremblantes sur un balcon enrobé de pénombre. C'est peu, même pour un début.
Dans la salle mitoyenne, Buster Keaton se tait mais n'en pense pas moins, il n'y a qu'à voir son visage de marbre.Avec Oslo 31 AOÛT, Joachim Trier remet la déchéance et la drogue à leur place légitime, tout en haut du Panthéon de l'humour noir, rayon extravagances ordinaires et autres billevesées métaphysiques, celles qui rendent supportable la facétie inhumaine des divinités monothéistes envers leurs créatures, dont elles se repaissent avec la goinfrerie d'un ogre assoiffé de sang impur.
Seulement voilà, dans un pays où chasser la baleine et faire trempette dans une mer d'hémoglobine est plus jouissif que de reluquer BB alanguie sur la plage dans l'attente du guerrier venu goûter le repos mérité, et même plus excitant que de rêver à la bouche sensuelle de Bérénice Béjo s'entrouvrant comme une fleur prometteuse et lascive sur un baiser gourmand de prêtresse tantrique à l'aube de l'extase mystique ; dans un tel pays, le rire ressemble à un hoquet contenu, très loin des gracieux éclats de rire franchouillards formatés par la machine-à-décerveler-avant-la-pub, qui flatte nos pensées amoureuses et nos désirs mammifères à coup d'assurance vie et de serviettes hygiéniques.
Le film friserait le drame existentiel si le burlesque scandinave, à base de å de ø et de grr, ne venait régulièrement soulever le délicieux linceul d'ennui qui recouvre cette œuvre tel une aurore boréale cachée par la brume, une allégorie typique du comique des sagas nordiques, si agréable à déguster un crâne rempli d'aquavit à la main. (Ce qui manque furieusement au comptoir des cinémas MK2, mais depuis la polémique sur les abattages rituels, ils se méfient.)
Moi-même, qui ai goûté au grotesque du suicide, à la joie insoutenable de la dépression et à l'hilarité incontrôlable des amphétamines, j'ai tout juste pouffé aux scènes les plus caricaturales. Tout est dit.
Dans ce film, jamais on ne rit à moins d'avoir une rage de dents et de la codéïne en intra-veineuse sous la main.
Mais alors, de qui se moque-t-on ? me demandez-vous avec l'impatience des enfants du tiers-monde devant la vitrine d'une boucherie végétarienne.
De la mort ? De la déchéance ? De la solitude à la mode dans les rangs des cyniques hellènes faisant la queue devant le musée d'Apollon ? (Je vous en prie, restez décents.) De l'impuissance de l'amour face aux écrans glacés où tout s'exprime sans se vivre ?
Que nenni ! Ces clichés éculés (un cliché est toujours éculé, sinon c'est un truisme apocryphe), ces clichés éculés eussent été de trop faciles sources de franche rigolade et de saine auto-dérision, bien trop banales pour Joachim Trier.
Non, c'est à Oslo, cette ville à la fougue pudique, si exubérante de silence excessif que les plus de quarante ans la fuient, l'été, en compagnie des enfants, pour la laisser en proie à la frénésie débordante de trentenaires à la lubricité feutrée et aux révoltes avortées ; c'est à cet Oslo-laid-là que le réalisateur s'attaque pernicieusement sous l'apparence d'une apologie du silence et de la vacuité.
Ah Oslo ! semble hurler Joachim Trier comme un chien bafouillant devant sa gamelle vide. Ah Oslo ! Comme tu vibres, ô ma sœur, comme tu vibres d'ennui, l'été, quand la neige fait défaut, que les seringas pleurent et que les hommes s'isolent dans les bras mortels des héroïnes brûlantes.Courez voir ce film. Il vous donnera envie de rire et de relire Rabelais, ne serait-ce que pour vous assurer que vous êtes toujours en vie, que les filles sont câlines et les hommes vigoureux, que le café est fort quand il est vraiment bon, que le sang de Bacchus coule encore dans nos veines et que ses chants résonnent dans nos âmes poétiques.
Courez voir ce film et puis rentrez chez vous mettre une taloche à vos enfants avant de les serrer dans vos bras, au moins ça fera un contact, une preuve d'intérêt et qui sait, un frémissement d'échange avant que leurs veines ne charrient l'eau glacée des rêves assassins.
Ce serait un début.
Celui que Anders n'a pas eu.
Pégéo, un jour que le giros était particulièrement fade.
* La joie de vivre, d'Emile Zola,
avec Pauline Quenu dans son propre rôle.
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« N'est pas Corneille qui veut », lançait Racine à son producteur Louis Legrand tout en lorgnant Titus d'un regard porcin avant de jeter son dévolu sur Bérénice (La Reine de Palestine, pas la Béjo*, aux yeux d'une si sombre beauté qu'un empereur s'y perdrait sans remord).
Dans Le Cochon de Gaza, Sylvain Estibal renoue avec la tragédie antique en la replaçant toutefois dans un contexte politique actuel, ce qui lui fait perdre en crédibilité. Qui pourrait en effet imaginer que, de nos jours, l'idéologie et la raison d'état peuvent encore empêcher les hommes de faire des affaires et les femmes d'en avoir ?
Selon les statistiques de l'ONU, le XXIème siècle sonne le glas des conflits utérins et la hache de guerre est définitivement enterrée sous les décombres des palais de Bagdad. C'est vous dire les progrès effectués depuis l'époque où Ajax célébrait l'Aïd devant Troie.Jafaar n'était qu'un pêcheur pauvre, il va devenir un pauvre pécheur un jour que Dieu était d'humeur taquine.
Ayant maille à partir avec un cochon vietnamien venu aux bains en Terre Sainte, son bon cœur l'entraîne à lui donner asile sur son chalutier en attendant de l'exfiltrer de cette bande de Gaza refermée sur elle-même telle un trou noir se regardant dans le miroir au point de snober la communauté internationale et interdire les régates humanitaires, preuve de l'ostracisme d'une population trop fière de sa disette endémique pour s'ouvrir à la gastronomie occidentale. Même l'ONU, pourtant prompte à aider les réfugiés de bâbord comme de tribord, refuse d'accueillir le suidé naufragé, trop occupée qu'elle est à construire des écoles avec des sacs de riz.Heureusement, pour les israéliens - sans qui la vie dans le désert serait aussi morne qu'une plaine wallonne après le passage de l'Empereur et Ur-i-Salem, la ville de la paix, un simple cimetière de martyrs, saints, prophètes et autres fiers-à-bras pré-apocalyptiques dont on pourrait vendre avec profit les reliques et autres produits dérivés aux touristes asiatiques avec le même succès que les Tours Eiffel clignotantes fabriquées par leurs enfants dans des centres d'esclavagisme climatisés - heureusement donc, pour les israéliens, et bien qu'ils aient tué le veau d'or depuis des siècles, dans le cochon tout est bon, à condition toutefois qu'il garde ses pantoufles et mette sa petite laine quand il sort, on ne sait jamais, dès fois qu'il s'enrhume au vent mauvais d'une roquette ou d'un chasseur-bombardier en rase-mottes, parce qu'il faut bien que les militaires, ces grands enfants, laissent exploser leur amour de la farce lorsque la chair est faible et les chèvres rétives. (Ça y est, j'ai retrouvé la touche point.)
Ainsi se renoue l'ancienne alliance sémite qui fit la joie de Nabuchodonosor à l'époque bénie où Ishtar hésitait entre la guerre et l'amour, ce qui laissait encore une chance à l'humanité. Mais je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Depuis, les enfants du tiers-monde ont dévoré les murs des écoles made in ONU, tandis que s'écroulent ceux des nôtres, aux frontons desquelles Marianne s'étiole dans sa robe d'espérance rongée aux mites par les nouveaux aristocrates du bâtiment et de la télé réunis.
A court d'argument, Jafaar décide de frapper un grand un coup et embrasse le métier de martyr, très en vogue parmi les jeunes de la gazouillante cité gazaouie frappée par le chômage et la désolation, ce qui leur permet de s'éclater une bonne fois pour toute et montrer ce qu'ils ont dans les tripes. L'accès à cette profession de foi se fait sans diplôme, ce qui leur va à ravir puisque l'ONU n'a toujours pas retrouvé les plans du lycée qu'elle doit bâtir avec les stocks de corned-beef périmé qu'elle vient enfin de recevoir.
Malheureusement pour le héros, son cochon lui joue un tour à sa façon et le martyr du pauvre pêcheur se prolonge ad vitam eternam. Avec deux femmes sur les bras, l'une plus belle que l'autre, et la bourse toujours vide, une vie de galérien s'annonce et l'horizon bouché par le mur de la honte n'en devient que plus sombre. Fuyant ce que d'aucuns prendraient pour le paradis, il finit par atteindre sa Terre Promise et s'aperçoit qu'elle ressemble furieusement à sa terre natale. Tout est dit.
L'humour de Dieu est inhumain, les juifs en savent quelque chose.On peut regretter que le jeune réalisateur ait cru bon d'employer un ton si grave pour un sujet aussi dérisoire et divertissant que l'incompréhension entre les peuples. C'est pourtant une source inépuisable de quiproquos dont le boulevard raffole et qui, pour tout auteur qui se respecte, est généralement propice à extirper de grassouillets glapissements rigolards des bedaines ceinturées de cholestérol des peuples bouffis d'arrogance gastronomique grâce à l'ingurgitation quotidienne de cette gâterie crémeuse appelée financier.
Le cochon est extraordinaire de présence et de précision. Il se délecte de vers d'Alexandrie sans bafouiller ni baver, et déclame, avec des grognements extraordinaires de justesse, d'émouvants monologues dans lesquels s'expriment les dilemmes cornéliens d'un Horace des temps modernes sur l'opportunité d'un sacrifice dont seules les victimes sont dignes, mais qui régalera les panses déjà trop rebondies de leurs bourreaux applaudissant l'éventration de masse depuis les loges d'honneur des arènes révolutionnaires, où ils se vautrent en compagnie de tyrans moustachus et de démocrates libidineux.
La police et l'armée jouent leur rôle avec la subtilité qu'on leur connait, notamment dans les télénovelas brésiliennes sponsorisées par des remèdes contre l'arthrose, dont Jafaar fait d'ailleurs commerce en cachette des autorités. Le scénario a beau nous faire croire qu'il s'agit de sperme de cochon, ce n'est pas le sourire gourmand de Myriam Tekaïa recevant l'offrande fertilisante d'un Sasson Gabay plus idiot que nature avec un regard aussi innocent qu'un ciel d'hiver sibérien sous le soleil, ou les ondulations lascives de la chevelure de Baya Belal lorsqu'elle fait sa coquette, qui peuvent faire oublier le goût amer que laisse cette publicité déguisée.
A l'instar d'une Cléopâtre de bazar, ce petit bijou de cynisme a reçu un César mérité, tandis qu'à la charcuterie du cimetière** les rombières reprennent de la cervelle en gelée tout en jasant sur celui de Bérénice. (Béjo, pas la Reine de Palestine, suivez un peu !)
Courez voir ce film avant que les empêcheurs d'aimer en rond ne s'aperçoivent que la paix mondiale est dans le foutre de cochon et n'en interdisent la diffusion au profit de la banque du sperme, dont seuls les Ovules Génétiquement Modifiés préformatés qu'elle stocke assureront l'humanité standardisée dont rêvent tous les tyrans et les financiers, mais c'est un pléonasme.
A l'heure où l'on coupe les oliviers centenaires pour bâtir des murs de barbelés, Le Cochon de Gaza est un rire d'espérance qui éclate par dessus les frontières imbéciles, un rire qui dégonfle les prophètes et les juges trop prompts à glorifier le sang versé, un simple rire de joie venu d'un pays où les bouffons sont rois.
Ah ! Dieu, que le bonheur serait simple si on n'y prenait garde.
Pégéo, le jour où j'ai failli devenir végétarien.
* The Artist
** in Parlez-moi de vous.
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Une femme. Seule. Devant un micro.
L'éclairage tamisé du studio cherche à recréer une intimité factice avec des voix sans visages.
« Parlez-moi de vous ». La voix est chaude, elle sourit. Le sourire passe bien à l'antenne, pas le regard. Les yeux de Karin Viard sont emplis de mélancolie. Celle de l'amour immense qui se déverse en vain dans les cœurs d'à côté.L'héroïne s'occupe des chiens écrabouillés, des chiens abandonnés, de tous les chiens à deux pattes que la vie a maltraités, que personne n'a écoutés. Ils cherchent l'amour, une voix. Ils parlent d'eux, tout le monde les entend, tous ceux d'à côté, jamais ceux qu'il faudrait.
« Parlez-moi de vous ». Nuit après nuit elle répète cette phrase alors qu'elle aimerait tant dire : « Ecoutez-moi. Ecoute-moi. Je t'aime. Je t'aime. Qui es-tu ? Dis-moi que tu m'aimes. »Raconté comme ça, c'est sûr que ça endort.
A côté, même le bavardage insipide des clientes de la charcuterie du cimetière, à l'heure où les cercueils défilent au son de la trancheuse à jambon, sonnent avec plus de clarté, brillant d'une spiritualité joyeuse et débonnaire dont l'homme de lard profite pour leur refiler deux plaques de marbres cernées de couenne rance, mais c'est le quartier qui veut ça.
Heureusement, en temps de crise, le pathos se vend mal, même bio. Le réalisateur le sait.Il change d'optique (il opte pour un Angénieux 28-76 mm à ouverture constante) et l'animatrice quitte le studio en marchant de guingois. Son dos endurci par tant de misère s'éloigne, solitaire et voûté, dans les couloirs déserts de la radio qui endort. (Avec un 24-290 mm c'eût été encore plus fort mais c'est la crise). Au bras déformé de la femme pend une bourriche pleine de lettres d'amours inachevées, de détresses incomprises et d'insultes mal torchées. Elles passeront mieux avec un Picpoul bien frais. Chez elle, la repasseuse d'âme collectionne et classe ces kleenex épistolaires tel un herbier de fleurs maudites, au fond d'un appartement trop grand, trop clair, trop propre pour accueillir vraiment ce rebut de la misère ordinaire.
Jingle et pub : Buvez, éliminez, mouchez votre nez. Ne riez pas, elle reviendra demain. Pour l'instant, faute de mieux, elle caresse son clebs parce qu'il le vaut bien.
Le chien, le vrai, le seul qu'elle ait vraiment trouvé, aimé, adoré, le seul dont l'amour inconditionnel soit à la hauteur de sa soif inextinguible de reconnaissance, veille, silencieux et soumis, aux portes du placard où elle s'enferme pour onaniser sans bruit sur des souvenirs qu'elle n'aura pas.
Et oui, c'est la mode, le roquet est une star. Détenteur exclusif du cœur d'or, il est la valeur refuge d'une humanité en faillite depuis que les subprimes ont achevé de nous tondre en nous laissant à poil.« L'avenir de Paris est à l'Est », s'extasiait Delanoë en lorgnant sur le torse épilé de Poutine. Une fois de plus, une banlieue mal foutue viendra donc au secours des parisiens sans joie, que turlupine en vain une brise menue. Ils ignorent les plaisirs de la bière réchauffée, des chemisettes à carreaux beiges et des radios buissonnières aux accents incorrects (prononcez incorrec'). L'aventurière des ondes thérapeutiques s'y rend alors en douce faire œuvre d'enquêtrice. Suspens !
Les âmes en miettes la gonflent : elle va s'en décharger un tombereau chez les ploucs, il n'y a pas de raison qu'elle soit seule à trinquer.Pierre Pinaud installe alors le classique carré Lubitschien dans une version anti-lacanienne perverse et narcissique. Le chien aime la femme, qui aime sa mère, qui aime son petit-fils adoptif, qui aime la femme, qui déteste sa mère, qui déteste l'animatrice et là ça s'embrouille, parce que le demi-frère de la femme veut coucher avec l'animatrice sans savoir que c'est la même personne, et la mère du petit-fils qui est aussi la femme du demi-frère appelle l'animatrice pour lui demander conseil et je vous jure que c'est vraiment comme ça dans le film, allez-le voir pour le croire.
La madone du confessionnal radiophonique elle-même s'y perd.
Elle se met à aboyer en direct, parce qu'à ce moment-là, en fait, elle pensait à son chien qu'elle a oublié de sortir avant d'aller travailler et qu'elle l'entend geindre dans son cœur gonflé d'émotions incompatibles entre elles, alors il faut que ça sorte. Ouaf, à la fin ! (Et puis c'est vrai que Karin Viard a une jolie poitrine mais c'est dans un autre film alors restons correc').Parlez-moi de vous vous parle de nous. A moi aussi d'ailleurs. C'est l'opéra moderne de nos cris de détresse jamais lancés au monde, de l'amour qui abandonne l'humanité, écœuré et lassé qu'elle s'inflige sans cesse des sévices assassins et s'enfonce sans fin dans ses sanglots désespérants.
A l'instar de la mère qui cache sa honte derrière un masque à oxygène, cet amour étouffe dans nos poitrines étriquées (sauf celle de K.V. dans un autre film), nos cœurs stérilisés et nos voix hypocrites. Il a trouvé un autre maître, plus tendre et plus courageux, plus généreux et moins gourmand. C'est un cabot, un roquet, un clébard. N'importe quel toutou fera l'affaire tant qu'il ne lui manque que la parole.
Parlez-moi de vous, c'est le déclin d'une civilisation qui ne se découvre plus au passage des cercueils, sauf à la charcuterie du cimetière, même si l'hygiène en souffre, parce que pour ces rombières, un amour, aussi mort soit-il, vaut bien qu'on le salue, c'est devenu si rare. Tant pis pour les poux qui tombent dans la cervelle en gelée, de toute façon, ce sont elles qui la mangeront : on n'est pas chez Fauchon, faites pas chier les fauchés.Vous ne pourrez pas voir ce film, il n'est plus à l'affiche, les marchands de bières en bois ont gagné. Alors ?
Alors achetez le DVD ! Parlez à vos voisins ! Embrassez les vieilles tantes qui piquent et les grands-pères qui rotent ! Ecoutez vos parents avant qu'ils ne parlent à Alzheimer, vos enfants avant qu'ils ne vous méprisent, votre chien avant qu'il ne souille le tapis du salon ! Dites-leur « Parlez-moi de vous », avant que ces gens bons ne passent à la machine, celle à décerveler les hommes trop généreux et les femmes trop aimantes.
Ah ! Mon Dieu que c'est triste. Médor vient de me quitter pour une civette abandonnée, pourtant, j'avais fait des paupiettes au ragoût funéraire.
Ça vous ennuie si je vous parle de moi ?
Pégéo, un jour que j'avais oublié Boris.
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La vie est absurde. Il suffit de lire les pages cinéma de l'Equipe pour s'en rendre compte.
Les anges perdent leurs ailes et choient en bordures des aéroports. Maggie la Bouchère tente de fourguer la vache folle qu'elle cuisine en secret mais elle se trompe de date et s'embourbe dans le guano. Du coup les bovins tombent des nues et les Chinois abasourdis vont se retaper en prenant le bon air en Argentine. Sur l'écran d'à côté, Merryl Streep use ses derniers liftings à nous faire croire que la Dame d'Enfer était une lady. C'est fou.Tout ceci serait insensé si le hasard, sans lequel Carlos Gardel chanterait encore Toulouse, n'existait réellement.
Sebastian Borensztein,réalisateur d'El Chino, croit au hasard. Il s'en sert pour accomplir son œuvre avec une perversité diabolique pleine d'humour. Car si l'homme est naturellement bon, force est de reconnaître qu'il ne rit que du malheur des autres.El Chino est un de ces anges imparfaits qui ne savent pas marcher sur l'eau et il manque de se noyer dès le début quand Dieu, toujours farceur, coule son canot avant qu'il ne pêche par la chair. Pour lui apprendre, on l'envoie étudier la vie des bêtes en Argentine et il tombe à point nommé dans un pays où il n'y a de bon rosbif que saignant.
Le missionnaire céleste, discret jusqu'au mutisme, se contente de babiller des borborygmes incompréhensibles non sous-titrés à seul fin d'attirer la pitié. C'est très malin pour un ange. Il force ainsi les protagonistes à dévoiler leur véritable nature, on ne peut plus sombre. Il devient l'enjeu du tango endiablé que danse un couple infernal, au sein duquel l'amour bute contre l'orgueil et les passions inavouables.Avant que l'ange n'arrive, tout va bien puisque c'est la guerre. Les hommes rient car leur front s'élargit, les femmes pleurent car les arènes sont vides, et les enfants soupirent devant leur assiette vide car le hachis en est encore à la tranchée. Les soldats abreuvent d'un sang impur des sillons infertiles tandis que leurs compagnes font de même à la lune.
Puis, la paix s'abat sur le champ d'honneur et chacun trace de son côté son chemin de joies solitaires. Trente ans passent.
Sous une blouse de quincailler, l'homme, aussi atrabilaire qu'un coq hardi, abrite des œuvres d'art dont il fait le trafic. Il séduit sans le vouloir sa voisine, qui cache difficilement ses activités de spéculatrice laitière sous des lainages informes. Entre les deux amants honteux la tension monte de façon palpable car il est abstinent et elle est infidèle.
El Chino cherche à rétablir l'amour et la sérénité en les convertissant à l'altermondialisme version mai soixante-neuf.
Et c'est là le véritable propos du réalisateur, suppôt d'un humanisme pro-chinois plus subversif que les Confessions de Saint-Augustin, et dont la Dame d'Enfer nous aurait débarrassé d'un seul coup d'Exocet, la lèvre supérieure rigide, en ces temps regrettés où le poids de la morale se mesurait encore en livres.
Borensztein fait partie de cette nouvelle vague de metteurs en scène adeptes de la sobriété heureuse si contraire à l'orthodoxie culturelle du FMI.
A quoi reconnaît-on ces infâmes suborneurs de la classe moyenne occidentale qui remplit les cinémas et les caisses de la Fox ?
Tout d'abord, ils prétendent filmer avec peu de moyens ce qui crée du chômage chez les artistes sans talents qui ne peuvent plus faire de figuration, monter des décors ou grimper aux rideaux.
Ensuite ils usent systématiquement de couleurs fanées, de voitures à la carrosserie mate et de personnages mal coiffés. Cet esthétisme nostalgique des années '60, déjà à l’œuvre dans Le Havre, est un rejet clair des valeurs fondatrices de notre démocratie moderne, dont les lumières fluorescentes et les parures dorées s'étalent sensuellement sur les peaux satinées des femmes-objets irréelles de sexualité débordante offertes dans les pages de Voici.
Enfin, ces gens-là n'aiment pas les chiens donc ils détestent leurs meilleurs amis. Dans El Chino, pas un cabot si ce n'est un Pékinois filmé par erreur dans l'arrière-cuisine d'un restaurant cantonnais.
Le cinéaste sinophile est cynophobe. Tout est dit.L'intrigue elle-même est trop confuse pour être honnête.
Les relations complexes entre les personnages et l'utilisation abusive d'un langage codé rendent le récit parfois difficile à suivre. Par instant, cela ressemble à l'histoire de gens ordinaires qui aident un pauvre immigré, comme dans un film de Ken Loach ou d'Aki Kaurismäki. C'est touchant mais trop réaliste pour qu'on y croit.Heureusement, le cinéaste assume son attirance enfantine pour les mamelles en tous genres ce qui nous fait bien rire.
Quand il ne filme pas Muriel Santa Ana en train d'offrir à son amant une affolante poitrine, qui justifierait à elle seule qu'on reprisse les Malouines sabre au clair, c'est qu'elle papouille lascivement les pis d'une vache sous les yeux exorbités de Ricardo Darin, le regard langoureux et les lèvres carmines entrouvertes sur des félicités soixante-huitarde.
Ah les vaches ! me direz-vous.
Par les cornes du Diable ! répondrai-je, que sont-elles devenues ?
Objets d'une guerre économique qui se déroule en coulisse et que les chinois gagneront car ils ont des cols Mao, elles observent tranquillement les hommes en ruminant les pensées parfumées qui fleurissent en hiver, depuis que L'Equarisseuse de Londres fouette d'autres chats en Enfer.La véritable tendresse du cinéaste va à ces animaux au regard grave et tendre, ces êtres au cœur pur et sincère, qui se sacrifient pour que l'homme ait la force de tirer au canon quand sa belle ne l'est plus. Devant sa caméra, leurs cils, plus longs qu'une extase tantrique, balayent amoureusement un œil humide de bonté absolue, dans lequel se reflète, parfois, lorsque les militaires s'en mêlent, le sourire incrédule d'une vierge en robe de soie verte, quand elle voit fondre sur elle les cornes assassines d'un Minotaure sans parachute.
Comme dit sobrement Ignacio Huang qui maîtrise mieux le Mandarin que l'Alexandrin :
Elles pleurent parfois sur l'absurdité des hommes.
Leurs pupilles scintillent de mille éclats stellaires.
Les étoiles qu'en séchant leurs douces larmes libèrent
Inondent le ciel de rêves et un amour prend forme.El Chino n'est pas que le fantasme gourmand d'un réalisateur endoctriné. Il propose une véritable réflexion politique et pose la question de l'avenir de l'humanité à l'heure où chacun compte ses clous.
Au-delà du machiavélisme des protagonistes, il suggère avec subtilité qu'un regard même bridé vaut bien toutes les conquêtes du monde, qu'une main tendue en dit plus qu'un discours à l'ONU, que les peintures naïves sont des armes imparables et que les forets anglais au carbure de tungstène ne seront jamais assez solides pour entamer le cœur d'or d'un quincailler argentin, aussi grincheux et solitaire soit-il.
Courez voir ce film en V.O. La subversion sous-titrée réchauffe les cœurs, rafraîchit les idées et secoue les zygomatiques. C'est plus sain qu'un rosbif au prion.
Pégéo, entre le gel et la débâcle.
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