• 38 Témoins

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      Quoiqu'il s'en défende avec une retenue bien compréhensible car c'est involontaire, Lucas Belvaux vient de réaliser ici une œuvre annonciatrice des futurs films interactifs.

      Dès le générique et pendant longtemps, il ne se passe rien. Yvan Attal se tait avec une justesse de ton océanique qui nous laisse sans voix.
      Soudain, il parle à son amante endormie qu'il n'ose réveiller tellement elle est belle. On regrette qu'il ne se taise car on aimerait profiter en silence de cette jeune beauté avant qu'on ne l'arrache au sommeil, si fraiche et si confiante, si pure et si fragile que le regard suffit à s'en remplir le cœur, le souffle retenu et les lèvres entrouvertes, pour que pas même un souffle, ne serait-ce sur l'écran, ne vienne la perturber, de peur qu'un froncement infime ne ride la peau de gourmandise offerte qu'abandonne à nos rêves l'envoûtante Sophie Quinton.
      Mais non, lui, il faut qu'il parle, juste à cet instant, le rabat-joie !
      Sa voix monocorde n'est qu'un bruit blanc à peine plus dérangeant que celui d'un crachin normand, bien moins intéressant que le roulement des galets sur les plages du Havre lorsque la mer est étale, mais ça suffit pour nous sortir de notre torpeur romantique. On se souvient alors qu'il aurait dû se passer quelque chose depuis le temps. Après tout, on est au cinéma, pas à devant un verre d'eau à chercher la tempête annoncée.
      Et puis non, rien de se passe. Louise se réveille, lumineuse et vivante sous le regard éteint de Pierre.
      On aimerait la suivre, dans les rues glacées encadrées de béton où pas une âme ne vit, qui forment le cœur du Havre. La suivre sans la frôler, de loin, pour le simple plaisir de voir les façades sans joie s'évanouir à son passage avant qu'elle ne nous laisse, plus seuls que jamais, tituber en souriant de l'ombre à la lumière, ou bien  glisser lentement dans l'oubli et la peur, ces deux parois lugubres de notre quotidien.
      Quelle agréable manière ce serait de filmer le silence et la solitude !

      Raté. Lucas Belvaux laisse s'échapper la Belle et revient sur la Bête qui rumine immobile la honte qui lui bouffit les yeux.
      Las, on peut se rendormir tranquille. Rêver peut-être. On sait que pas un cri, pas une parole, pas un geste furtif ne viendra déranger notre affalement passif. Le visage sombre de Pierre a l'expression absente des carpes empaillées aux yeux couverts de poussière. On en est presque jaloux.

       Tout est dit.
      Ou plutôt rien.
      A quoi bon ? Filmer le vide et le silence est aussi périlleux qu'une plongée en apnée dans la fosse des Mariannes, rares sont les survivants, même chez les spectateurs. Autant vouloir sonder la noirceur de nos âmes sans faire confiance à Dieu ni prévenir qui que ce soit, c'est un coup à disparaître dans l'indifférence générale.

      Alors non, on refuse, on se rebelle dans son fauteuil en peluche. Le spectateur moyen, M. ou Mme. Tout-le-monde, reste engoncé dans la mollesse du velours élimé, bien à l'abri dans la noirceur tombale où nous a entrainés le réalisateur, où l'on se sent si protégé des souffrances d'ici-bas.
     Ah ! qu'il est confortable d'attendre ainsi la fin, le retour des lumières de la délivrance ; un œil terne à moitié ouvert cependant, on ne sait jamais, dès fois que Sophie Quinton dévoile encore une épaule nue, on peut rêver, ce serait toujours ça de pris pour croire encore au septième art.

      Dès lors, 38 témoins secoués par un policier taiseux et une journaliste scrupuleuse face au scoop (on frise l'oxymore, je sais) pourront bien s'agiter sous le nez d'un procureur bourré d'humanité (second oxymore, ça devient absurde), on ne nous y prend pas. On veut notre part de silence. La salle est mûre pour s'emparer du film.

      « Qu'ils se taisent ! » a-t-on envie de hurler. « Puisqu'on a payé notre droit au néant, laissez-nous en profiter. Ce n'est pas au bout d'une heure d'engourdissement qu'il faut songer à nous réveiller. Pitié ! Laissez-nous savourer pour une fois le sommeil des justes : ce n'est pas tous les jours que l'on peut déguster en paix la lâcheté et la honte sans remords ni lendemain. »

      Ce serait d'ailleurs peut-être la seule critique à faire à Lucas Belvaux. Le réalisateur, sans doute happé par son sujet, a lui-même manqué de courage ou de vision. Il n'est pas allé au bout de ses choix artistiques.
     Pourquoi tant de dialogues ? Pourquoi tant de mots ?

      Ah ! Quel beau film c'eut été sans la moindre parole. Pas un film muet, non, de la vraie vie aux lèvres closes. Celle des voisins qu'on ignore, des passants qu'on dépasse sans les voir, de tous ceux près de nous qui trépassent, délaissés et soumis, dans le cœur glacé des villes où règne la paix et l'ordre.
     Soyons fous ! pense alors le spectateur de plus en plus impliqué. Imaginons ces personnages n'ouvrant jamais la bouche, si ce n'est pour bailler. Imaginons des frères humains dont le regard suffirait pour se comprendre, se transmettre leur volonté farouche de mutisme, leur peur de s'avouer en vie et d'admettre la mort. Même pas d'intertitres, nulle explication, nul mot, fusse-t-il seulement lisible au détour d'un journal, d'un livre ou d'une affiche trainant sur un coin d'écran.
      Juste le silence des êtres, la lumière des paysages industriels, les perspectives urbaines sans débouché, les décors intimes rassurants ; juste le son des objets, du vent, de la mer, le cri des mouettes et peut-être, tout à la fin, le hurlement d'un chien, comme celui d'une victime refoulée dans nos mémoires sans fond, un truc à vous dresser le poil sous vos vêtements soyeux, à mettre le velours du fauteuil en émoi.

      Alors là, oui, ça vaudrait le coup. Là, on mesurait la profondeur réelle de notre obscurité, ce trou noir où disparaissent les cris les plus atroces et les images les plus ignobles, là d'où surgit soudain un effroi si terrible qu'on en reste interdit. Ça, ce serait mémorable !

      Un bon moyen de réparer l'outrage fait par le réalisateur au silence est de devenir le spectateur interactif dont rêvent certains cinéastes en panne d'inspiration.
     Cessez d'être passif et adaptez le film à la hauteur de vos exigences !
      Exemple.

      Munissez-vous de bouchons d'oreille ou mieux encore, écoutez la bande-son de Le Cours des Choses*, qui, à bien y réfléchir, est un pendant assez joyeux à ce film.
      Fermez les yeux chaque fois qu'un personnage parle car ça le défigure et il perd en présence. (Demandez à votre voisin moins audacieux de vous donner un coup de coude pour prévenir quand les rouvrir. En plus, ça vous fera rencontrer du monde, c'est formidable !)
      A la place, imaginez l'échange muet qui devrait avoir lieu ou, si c'est un monologue, le regard du héros s'il pensait en silence. Ce sera beaucoup plus parlant et vous plongera encore plus profondément dans votre conscience personnelle du drame. Vous verrez, c'est une excellente préparation à l'explosion cathartique finale recherchée par l'auteur.
      Ne rouvrez les oreilles que vers la 95ème minute, quand la meute, pardon, la foule silencieuse des juges anonymes et sadiques des donneurs de leçon se rassemble nuitamment pour lyncher leurs égaux dévoilés.

      Et là, dégustez. Dégustez en avant-première et sans l'accord du réalisateur l'avenir du cinéma. Celui dont vous êtes co-auteur, co-acteur, dont vous êtes le spect-acteur. Celui qu'on arrête de consommer pour le vivre, pour l'habiter réellement, en acceptant d'être dérangé par soi-même, de participer volontairement à ses bouleversements intérieurs, parce que ces secousses salutaires sont peut-être la seule raison d'être de l'art et sa grande différence avec l'industrie.

      C'est un peu effrayant mais totalement jouissif.
      Comme la vie.
      Silence.
      Les hommes tournent.

     Pégéo, un jour que j'avais fait peur à mon psy.


    * Le Cours des Choses des géniaux Peter Filchi et David Weiss,
    1987, T&C Film,
    avec Zack Poubelle et Mat Lamousse dans leurs propres rôles.

     

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