• Le Grand Soir

    Le Grand SoirLe Grand Soir Le Grand Soir

     « Les punks vont vieillir, les punks vont mourir » titrait Hara-Kiri au-dessus de la photo d'un punk septuagénaire gisant dans sa dernière bière, modèle tout en sapin. Choron ne savait à quel point ils allaient nous manquer.

     Le Grand Soir est le film revigorant dont nous avions besoin en cette fin de printemps pourri gâché par la normalité abêtissante de ce début de quinquennat. Il a la fraîcheur d'une Mort Subite tout droit sortie de sa tombe, avec cette pointe d'acidité que confèrent les terroirs riches en cellules-souches inemployées.
     Ah ! Qu'il est bon, en cette période de beaufrie bien-pensante aussi médiocre qu'un palmarès du Rotary de la ZAC des Grands-Clapiers, qu'il est désaltérant de prendre un bain de jouvence poétique tout en écoutant les Wampas, dont les mélodieuses disharmonies provoquent l'extase des foules romantiques aux visages baignés de tendres larmes, de sueur noble et de coulures de Kro légèrement amères, qui relèvent l'odeur aseptisée du quotidien des midinettes d'une subtile fragrance masculine épicée d'animale virilité !

     Malgré son titre aux accents anarchistes, Le Grand Soir est en effet la bluette familiale de l'été, largement inspirée de La Petite Maison dans la Prairie*.
     Rien n'y manque. Ni les parents dégoulinants d'amour et de joyeux sacrifice pour leurs rejetons adorés, ni le chien à la fois mignon, gentil, courageux, intelligent et rempli d'abnégation enthousiaste, qui sert de modèle discret et pernicieux aux enfants dont on aimeraient bien qu'ils acquièrent ces vertus grégaires, qui seules différencient l'homme dignement soumis du parasite libertaire.
     Oui, mes chers compatriotes consommateurs et conchoïdaux, que serions-nous sans l'exemple admirable de ces toutous pour contrebalancer la néfaste tendance de l'être humain non-dressé à la liberté, l'égalité, la fraternité et pourquoi pas tant qu'on y est, l'anarchie ?!
    Et que serait le septième art sans ces comédiens 100% naturels pour titiller la corde sensible de ces urbains un peu niais, trop tôt sevrés de leur doudou, que nous sommes devenus ?
    Gloire soit donc rendue à la bestiole sautillante et jappante déjà entrevue dans The Artist et Parlez-moi de vous.

     L'intrigue a la simplicité confondante des œuvres éternelles.
     Deux frères rivaux, mais heureusement bien nourris de patates à défaut de lentilles, se réconcilient à l'occasion d'un drame familial. A l'aube de la quarantaine installée, Caïn et Abel apprennent qu'ils ne sont que demi-frères, qu'Adam n'est pas celui qu'ils croyaient et qu'en plus le monde est méchant car leur mère a fauté par deux fois. Celle-ci, grande bourgeoise aux lèvres pincées malgré ses égarements, coquette au point de détester les anniversaires qui invalident le mensonge protecteur de ses crèmes anti-rides, en permanence juchée sur des talons hauts que l'âge a dû se résoudre à compenser pour assurer un minimum d'équilibre et de dignité, celle-ci expie depuis de longues années ses deux uniques moments d'érotisme hors-cadre en taillant d'infinis rubans de pomme de terre avec un couteau à tétanos. Telle une Ariane aux doigts perclus d'arthrose nageant dans un brouillard à l'odeur de graillon, elle tente de préserver sa progéniture de la terrible vérité en tissant sans relâche un cocon protecteur en fil de patate dans un restaurant pour cadres subexistants.
     Hélas, l'heure de la retraite sonne et la vérité explose comme une bombe trop mûre pour attendre que les enfants aient fait leur trou. C'est d'ailleurs là toute la différence entre la vie de famille et la guerre. Les généraux, quoiqu'aussi menteurs que des parents indignes et lâches, attendent généralement (c'est leur privilège) l'explosion des obus et la dispersion des corps pour sonner la retraite de ceux qui n'y sont pas restés, et prendre la leur dans le mas provençal offert par les fabricants de hachoirs de bonshommes à distance.

     Le père, lui, observe en silence, convaincu que si ça ne va pas, ça pourrait aller encore plus mal. Par conséquent il fait aller à la va-comme-je-te-pousse et ça va plutôt bien jusqu'au jour où ça ne va plus car tout va à vau l'eau et que le « Ça ira » qui trotte dans sa tête comme une antienne rassurante commence à se trémousser sur l'air de la Carmagnole.
    Ce soir-là, qui fut grand mais pas assez, ces fils franchissent enfin les bornes de la maturité et s'adressent à lui d'une même voix solennelle. «Papa, pourquoi tu ne nous as pas dit que c'était si dur la vie ? » Réplique culte que tout père redoute un jour d'entendre tant la seule réponse juste mais malheureusement insatisfaisante reste : « Parce que sinon, ça aurait été encore plus dur. »

     Tout est dit.
    Symptôme de notre société infantilisante, les quadras, malgré leur efforts dérisoires pour sortir dignement de l'adolescence, ont encore une fois besoin de leur papa pour accomplir l'acte fondateur de leur réelle liberté, l'affirmation jubilatoire de leur individualité à la face mercantile du monde qui les ignore.
     Ce film, cynique en apparence, n'est en réalité qu'un plaidoyer déguisé pour l'ordre établi, le conformisme bêlant des consommateurs pusillanimes et une apologie à peine masquée de la dictature des marques commerciales.
     C'est d'ailleurs par soumission à celles-ci, et au financement quasi exclusif du film par le placement de produits, que l'action se passe dans une zone commerciale péri-urbaine, dont les gigantesques enseignes multicolores forment un bouquet criard de fleurs racoleuses, celles qui ont supplanté les bleuets, matricaires, coquelicots** et autres fragiles messicoles qui poussaient en ces lieux avant que la laideur s'installe.

     La perversité et le double langage des auteurs ne connaissent aucune limite. Le plus poignant des cris libertaires se voit ainsi transformé en un panneau d'accueil hollywoodien digne de Toys'R'us, trônant au-dessus des nouveaux temples d'Hermès d'une ZAC obèse, grâce à la collusion de toutes les enseignes abondamment promues tout au long du film sous couvert de sarcasmes et de réalisme. Le mur de l'argent a beau être en couleurs et avoir des allures de tag, les réalisateurs ne pourront duper un public, certes rendu cérébralement disponible par des décennies de propagande mercantile, mais encore suffisamment vigilant pour déceler la supercherie des suppôts de la finance déjà dénoncés dans Intouchables.

      Non, MM. Delépine et Kervel ! Non, les punks ne sont pas morts quoique vieillissant mal ! Et même si les Indignés n'en sont que les rejetons propres-sur-eux et ramollis, le drapeau noir flotte encore avec vigueur dans le cœur à jamais insoumis des spectateurs dignes de ce nom malgré la difficulté à se fournir en épingles à nourrice depuis que le piercing est devenu un marché juteux.
     On reconnaît bien là le diabolisme vampirisant de ces deux romantiques bon chic bon genre, qui n'ont de cesse depuis Mammuth et Louise-Michel, et sous prétexte de le dénoncer, de polir l'image racornie d'un système Kafkaïen en l'affublant des oripeaux sirupeux de l'amitié invincible, du communisme bien-pensant ou de la rébellion sans décapitation, dans le seul but de nous faire passer des suppositoires sans vaseline pour des Magnum au chocolat et vice-versa.
     Que Sid et Johnny m'en soient témoins, ce film est trop propre pour être honnête. Il est même pudibond, c'est vous dire, tant il manque de femmes. De vraies femmes. De celles pour lesquelles les hommes se réveillent et se battent. Des déesses érotiques grâce auxquelles l'absence de futur devient une bénédiction, tant elle laisse de temps pour réaliser les fantasmes que jamais galant homme ne saurait imaginer en découvrant pour de vrai, rougissant d'émotion et l’œil humide de bonheur, le fuselage indécent de perfection des jambes de Bérénice glissant par l’entrebâillement aguicheur d'un fourreau, alors qu'il ne songeait, un instant plus tôt, qu'à caresser, pétrir ou défoncer la chair entraperçue d'une inconnue qui faisait la queue devant lui pour acheter des épingles de sûreté. (Ceux qui trouveront le texte exact et le titre du sketch ici parodié gagneront une photo dédicacée de l'auteur en tenue de combat.)

     Lâchez votre caddie et courez voir ce film !
     Albert Dupontel a la folie sauvage et rafraîchissante de ceux que les grands espaces habitent, de ces extra-lucides qui rient de la mort et de l'horreur parce qu'elles ne servent qu'à ça. Benoît Poelvoorde y est touchant de loose assumée avec fierté et de bonté incomprise, Brigitte Fontaine a l'élégance d'un clown funambule.
     Lâchez-vous et courez !
     Lâchez-moi et restez libres !

     L'étendard noir des vrais humanistes, le seul sur lequel broder les trois mots en -té aurait un véritable sens, ne flotte plus guère que par gros temps, il est vrai, quand le ras-le-bol l'emporte sur la peur. Il est usé. Il est grisonnant. Comme les cheveux des derniers punks à chien.
     Mais bon sang, que ça fait du bien de le revoir !

     

     Pégéo, un jour de chance : j'avais marché dans le Figaro du pied gauche.

     
     * La Petite Maison dans la Prairie : célèbre saga pré-apocalyptique déjantée mettant en scène une famille de paysans junkies, qui donnera les grands harmonistes Sid Vicious et Johnny Rotten à qui ce farceur de Haendel volera God Save the Queen, dont le titre original était Elle se Gode, la Queen. Comme quoi, on a les hommages qu'on mérite quand on est inculte.

     ** Je sais, ça fait bleu, blanc, rouge mais les rebelles de 1917 l'avaient remarqué avant moi et en plus il n'y a pas de fleur noire dans les champs.

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