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    de Boris Weinberg

     Est-ce un film ou un objet d'interrogation existentialo-cinématographique ? A moins que le projectionniste n'ait succombé à un excès d’anxiolytiques.
     
    Ça commence par un long écran blanc et silencieux. L'impatience favorisant la paranoïa, on se demande si l'on est pas en face d'une version filmée de la toile blanche de Kasimir Malevitch qui orne les murs du Musée d'Art Moderne de New York*. D'ailleurs, hormis Alceste qui n'est pas venu aujourd'hui, qui a entendu parler de Boris Weinberg ? Personne  ne peut réellement porter un nom qui sent autant le pseudonyme à moins d'être un cinéaste honteux, ce que Weinberg, dans les rares interviews que des journalistes faméliques acceptent de lui demander, semble revendiquer avec un sens du paradoxe en totale cohérence avec le début inexistant de son film.
     
    La salle bruit d'un murmure où se télescopent l'admiration amusée, la dignité offensée et la frustration des amoureux que plus rien ne cache. Présenté comme ça, c'est ennuyeux. Si, si. A vivre aussi. Si, si. Jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que la rumeur provient désormais des murs, c'est à dire du film et que l'écran se déforme comme si quelqu'un se déplaçait en rasant l'envers de la toile sur laquelle, petit à petit, se projette l'image d'une foule de plus en plus dense et agitée. Silence immédiat du public fasciné.

    Et Daniel parle.
     
    Il est dans la foule mais personne ne le voit à part les spectateurs, ce qui leur demande un effort d'abstraction encore plus important que celui réclamé par les élucubrations temporelles de Camille Redouble. Boris Weinberg vient d'inventer le cinéma en 3D négative, la mise en abîme de l'abîme. Ce n'est pas sans danger, surtout pour les personnes atteintes de strabisme divergent, qui doivent impérativement porter des lunettes polarisantes lors de la projection sous peine de tourner de l’œil. C'est vrai aussi pour les inconditionnels de TF1 dont la crédulité congénitale ne saurait supporter un tel effort d'imagination à double détente sans entamer de façon irréversible leur capital de disponibilité publivore.
     
    Soyons généreux et un brin condescendant, le film ne commence peut-être pas vraiment de manière aussi pitoyable mais ce jour-là c'était comme ça et il n'y a pas de raison de mentir.

    L'argument est simple, ténu même, à limite de la transparence.
     
    A force d'être seul, Daniel est devenu invisible.
     
    Au début de ce film testament (on peut raisonnablement penser que Boris Weinberg n'a pas survécu au montage et que le final cut lui fut heureusement fatal) le héros, pardon le narrateur, au moment de se jeter anonymement et sans cris sous les pieds de la foule qui le piétinera définitivement de son indifférence réaliste, entreprend de nous narrer – de Narr, le fou, l'idiot en allemand maternel de B.W. – en un long flash-back, comment il en est arrivé là.
     
    Tout petit déjà, malgré un physique avenant rare chez un nouveau-né antérieur aux campagnes anti-tabac, il semblait jouir d'une étonnante faculté d'inexistence, au point d'être oublié par sa mère venue déposée sous X avant de disparaître, comme si les maternités étaient de vulgaires commissariats et l'Etat Civil une simple main courante. La suite de sa vie ne sera que la déclinaison de ce surgissement trop bref pour qu'il y crût vraiment. Même l'amour incompréhensible de la belle Lisa pour cet ectoplasme en formation n'arrive à lui rendre un peu de consistance. Il est vrai que l'amour rend aveugle et que Daniel n'avait pas besoin de ça pour se couper définitivement du monde.

     Visiblement, pour le réalisateur, la solitude c'est comme le vitiligo. Ça commence par des taches blanches à peine notables, qui s'étendent lentement au cours de la vie jusqu'à recouvrir la totalité du corps sauf les yeux, et là, on disparaît. Chez les albinos ça va plus vite mais on n'a pas le charme du suspens.
     
    Daniel se forge donc une identité solitaire, sans doute pour se conformer aux désirs de Maman dirait Oncle Sigmund, mais plus sûrement pour éviter les baffes éducatives généreusement distribuées dans l'orphelinat où il a échoué, quelque part au fond d'une sombre vallée corrézienne arrosée par les larmes des enfants d'origine non-contrôlée comme dans les livres de Dickens ou d'Emile Zola.

     A force de ne voir personne, personne ne le voit, ce qui prouve que l'auteur n'a pas dormi pendant les cours d'optique à l'école de cinéma, mais il aurait dû faire de même pendant ceux traitant des techniques narratives. L'invisibilité ronge la frêle silhouette de Daniel pendant plus de trente ans avant d'en venir à bout, c'est dire si l'être humain est résistant et le spectateur patient.

     Tout est dit mais était-ce bien la peine ?
     
    Oui ! répondent en chœur les Timides Associés, blottis dans les recoins empoussiérés des discothèques désertes et qui se voient enfin en stars du grand écran.
     
    Oui ! marmonnent les Grognons Esseulés du fond des impasses obscures où ils concoctent leurs discours acariâtres.
     
    Oui ! s'exclame la foule des Dépressifs Anonymes qui sont à la société moderne ce que la masse sombre est à l'astrophysique, la seule explication plausible à une cohésion de l'univers sinon incompatible avec les équations d'Einstein.
     
    Oui ! s'enthousiasment les esthètes de tous bords dès qu'apparaissent sur l'écran les jambes d'Elske Weissmann, dont le fuselage sirènéen entraîne le regard ébahi des amoureux du 7ème art vers un buste au relief troublant de douceur prometteuse, au-dessus duquel s'épanouit, juste assez malicieux pour que le diable existe, un regard si délicieusement mortel qu'on aimerait être seul, quitte à être invisible, pour s'y perdre un instant avant de disparaître.

     Certes, cette œuvre n'est pas sans rappeler le justement oublié Hors-Champ de Sylvie Germain**, mais il apporte à la lente désagrégation sociale du personnage symbolisée par  sa transparence croissante une dimension mythologique, à la limite entre le fantastique tolkienien et la tragédie sartrienne, que n'atteint pas la romancière emberlificotée dans un quotidien trop concret pour ne pas être ennuyeux.

     Car c'est là l'étrange paradoxe de cet objet cinématographique incongru, que de flirter en permanence avec le rien sans jamais provoquer le bâillement ni le curage d'oreille  intempestif, réactions habituelles du public averti (Alceste, Luchini et moi) face à l'indigence des scénaristes plasticiens du cinéma néo-nihilistes dont Weinberg se réclamerait s'il avait un tant soit peu d'honnêteté intellectuelle.

     Deux yeux ne seront pas de trop pour admirer la performance de Bernd Niemand, dont la plongée dans la solitude puis l'isolement se lit en un long glissando de l'expressivité faciale vers le néant, une prouesse dont seuls furent capables jusqu'ici les trépassés du Titanic.
     
    La similitude est d'ailleurs frappante entre la noyade glacée des affamés d'espoir victimes de l'arrogance technique des maîtres des mers et l'engloutissement progressif de Daniel dans l'invisibilité au fur et à mesure que les échecs, les abandons et l'incompréhension des regards transforment sa peur d'être en trop en certitude de n'être rien, jusqu'à la transparence annihilante, le plongeon dans l'océan d'indifférence où il se jette avec une douce tristesse parce que là, enfin, il trouvera sa place, fût-elle invisible, la seule cohérence possible entre lui et le monde.

    Courez voir ce film avant qu'il ne disparaisse des écrans.
     
    Courez ouvrir les yeux sur l'invisible dont les fantômes parsèment nos rues, cachés derrière leurs hardes pouilleuses et leurs écriteaux sans orthographe.
     
    Courez puiser des forces dans ce conte du néant avant que les grands froids d'hiver ne gèlent les cœurs et que l'auteur ne meurt par compassion avec son œuvre.

     Qui sait quels trésors invisibles se cachent entre nos corps ?

     Pégéo, une nuit où les étoiles refusaient de briller.

     

     * Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch : superbe monochrome symbolisant l'alliance de la Russie à la France à travers la combinaison de leurs blancs respectifs. Étonnamment, ils jaunissent au même rythme. Il n'y a pas de quoi être fier.

     ** Seule œuvre saugrenue de l'excellente Sylvie Germain dont Le Livre des Nuits et ses suites balayent un siècle d'histoire d'un souffle épique, brûlant de passion pour la vie et la langue.

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