• BarbaraBarbara  Barbara PDF

      

    Christian Petzold est un cinéaste nostalgique des heures douces et tranquilles, sans passion ni violence, qu'offrait la défunte autre Allemagne à ceux dont l'amour véritable pouvait se passer de liberté tant qu'il avait la paix.

     Qu'elle était agréable cette Germanie Orientale où la solitude n'existait pas !
     Quel sentiment de sécurité conféraient ces murs vieux brun ou gris souris, à l'écoute 24h/24h, d'où surgissaient, à la moindre anicroche, des secours aussi inattendus qu'infaillibles !
     Au pire, dans les bourgades les plus reculées, toujours se trouvait un voisin attentif, sinon attentionné, pour entendre vos joies et vos peines et prévenir qui de droit si celles-ci dépassaient les limites officielles au risque de vous entraîner au-delà du raisonnable.
     Quelle fraternité, quelle chaleur humaine, pour ne pas dire promiscuité rassurante se dégageait de cette société paisible et silencieuse où le voisin n'était jamais un inconnu même quand il écrivait des lettres anonymes ! Le respect de l'autre y était si grand, que rarement voiture y fut volée. Il y en avait si peu, c'est vrai, et si peu de véritable ailleurs où promener sa vraie mélancolie.

      Parfois le printemps arrivait jusqu'en Poméranie et les humains tombaient amoureux. Des côtes danoises un vent marin apportait des fragrances prometteuses qui fleuraient bon l'espace, l'aventure, l'animal déchaîné et les fruits exotiques, tout cet inconnu désirable quand on n'a pour rêver que des petites sirènes aux épaules de lutteurs. Eole ranimait l'insidieux romantisme qui gît en tout cœur germanique et se déploie en corolles alanguies et sanguines quand l'hiver fut trop long, les russes trop amollis, les polonaises sans entrain et le peuple pas plus enclin qu'un autre à la dictature et à la délation.
     Alors des infirmières acariâtres, à défaut d'être accortes, rendaient visites aux plus atteints d'entre eux, ceux dont les yeux brillaient d'une fièvre hallucinée aux seuls mots de voyage, d'ouest ou de Burlington. Elles prodiguaient, les bras gantés de latex sans saveur, de spectaculaires soins que seuls certains pervers heureusement placés, à l'imagination politiquement correcte, quoique débridée, prétendaient orgasmiques en avouant tout de même qu'ils étaient en meilleure position que bien d'autres pour en jouir.

     C'est dans ce monde disparu, de tendresse communautaire et d'amour sans secret, que le réalisateur nous entraîne avec délicatesse dans Barbara.
     C'est le printemps et ça commence comme un poème.

    Rappelle-toi Barbara
    Il pleuvait sans cesse sur l'Est ce jour-là
    Et tu étais méfiante
    Rebelle, insoumise, indépendante
    Malgré la tyrannie
    Rappelle-toi Barbara
    Il pleuvait sans cesse sur l'Est ce jour-là

     C'est triste et beau comme un interlude soviétique entre deux procès de Moscou mais la suite me rendrait impopulaire, alors restons-en là, de toute façon l'orage est passé.

     Barbara est médecin. On ne saurait donc lui en vouloir de sauver des vies même si c'est pour les remettre au bourreau.
     Lentement, presque à contre cœur, poussée par cet élan vital douloureux qui force les fleurs des rues à percer la croûte de bitume étouffant malgré la pollution, le piétinement et le mépris qu'elles savent les attendre au dehors, parce qu'il faut bien faire confiance à la vie sinon la rébellion n'est qu'une posture, lentement, Barbara cède au charme d'un docteur aux yeux clairs, à la fois trop ours et trop généreux pour inspirer la passion mais dans les bras duquel il doit être si bon de se poser enfin.
     Lui aussi sauve des vies, même celles des salauds depuis qu'ils tombent malades. Comme quoi l'ignominie ne protège pas du cancer. C'est à vous dégoûter d'être immonde que de mourir si bêtement et si jeune alors que l'Abbé Pierre finit nonagénaire sans prendre le moindre risque d'attraper la honte.

     On le sait, la liberté c'est l'art de choisir ses propres chaînes. Christian Petzold rend ici hommage au communiste productiviste qui aida si bien les ouvriers et paysans dans ce choix délicat qui préside à la vie de tout être humain, en présentant si clairement les différentes options, il est vrai tout aussi limitées que celles d'un catalogue de Trabant dont l'unique feuille résumait à elle seule l'heureuse sobriété nécessaire au véritable amour, à base d'abstinence, de résignation, de don de soi sans restriction et de sacrifice absolu de sa personne exercé dans une joyeuse souffrance qui rappelle les meilleures heures du christianisme, la flamboyance de la liturgie en moins.
     C'est en effet à cette prédilection pour les couleurs ternes, sans doute par rejet doctrinal du bling-bling capitaliste, que l'on reconnaît avant tout un pays communiste ou un film bien-pensant comme Le Havre ou El Chino par exemple.

     Car à l'instar de la taupe qu'il devient dès qu'il s'étiole à l'ouest, le communiste a la rétine fragile et hait le tape-à-l'œil. Au simple éclat d'une paillette sur le sein dénudé d'une danseuse du Lido, il voit rouge. Son orgueil mal placé se dresse dans toute la gloire de son idéologie blessée et d'autant plus rigide. Sa dignité s'enflamme contre les faux-cils des langoureuses esclaves consentantes soumises à la lubricité des caïds de la bourse qui lui reste interdite. Il en devient marteau et songe à mettre en berne le drapeau soviétique pour cacher la pudeur officielle que son corps a trahi malgré lui. Il ne lui reste plus qu'à entonner d'une voix pathétique le cantique expiatoire des victimes innocentes qui veulent bien être coupables à condition de rester entières et d'échapper au goulag.

    Qu'il est dur d'être rouge sans cesser d'être humain
    Quand les extases charnelles sont à portée de main,
    Que le regard brûlant d'une Bérénice teutonne
    Embrase une chair si faible qu'on la croyait atone.

     C'est triste et beau comme le chant du cygne de Trotsky sous le soleil de Mexico mais restons-en là, le reste n'est pas pour les enfants et appartient de toute façon au passé, sauf en Chine où le temps passe moins vite afin de pouvoir assurer des journées de 35 heures sans déroger aux conventions internationales.

     Tout est dit.
     En peu de mots.
     C'était l'art du survivre dans ce pays vaincu par tout et son contraire dans ce siècle d'horreur. Cet Est qui croyait que c'était nous les monstres, cette Europe Orientale où le silence valait bien plus que l'or, où les clepsydres comptaient en gouttes de sang. C'est le génie du cinéaste que de rendre cette absence de discours si parlante.
     Courez voir ce film pour la force du non-dit, la puissance des regards et des corps immobiles qui expriment l'indicible, le tabou, la confiance impossible et l'amour aux aguets.
     Quelle leçon de jeu, loin des têtes à ressort et du caquetage assourdissant des élèves d'Hollywood.
     Quelle belle humanité que celle qui prend le temps, fut-ce par nécessité, de se comprendre, de se sentir, de se regarder vraiment, de laisser les corps s'apprivoiser à distance pour laisser l'essentiel, cette part si fragile, si timide, si profondément enfouie de notre âme, émerger à son rythme et s'offrir en beauté, quand elle sent qu'elle sera dégustée et non pas consommée.

    Rappelle-toi Barbara
    Le vent soufflait sans cesse sur l'Est ce jour-là
    Et tu étais vivante,
    Apaisée, généreuse et souriante.


    Pégéo, alors que les beaux jours arrivent enfin,
    que ses yeux sont lumineux quand son regard est noir.

     


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  • Dark ShadowsDark Shadows Dark Shadows

     Depuis Mars Attacks, on sait que Tim Burton est un cinéaste engagé, qui construit une œuvre humaniste en phase avec les problèmes de notre société, usant du glamour hollywoodien et des effets spéciaux pour transmettre son message d'amour, de partage et de pragmatisme anglo-saxon.
     Avec Dark Shadows, il s'interroge sur l'avenir de l'humanité en cette période de mondialisation.
     Comment, à l'heure où la moitié de la planète crie famine tandis que l'autre confit sa cervelle téléravagée dans de la graisse bio et du sucre inverti, comment résoudre les problèmes de malnutrition et la démographie galopante des classes oisives et pauvres, pour qui le sexe reste le seul luxe accessible avec la bénédiction des bourses de tout poil ?
     Tim Burton se posait la question pour chasser de son esprit les ardeurs érotiques que faisaient naître en lui une publicité pour le dernier fusil à pompe de Remington, quand la lumière jaillit dans son œil malicieux.
     « Bon sang, mais c'est bien sûr ! », s'écria-t-il en se frappant le front avec la part de pizza au boudin-mayonnaise qu'il tenait encore à la main. « Popularisons la transfusion sanguine in vivo ! » poursuivit-il in petto car il avait la bouche pleine.

      Certes, les riches ont toujours sucé le sang des pauvres, c'est même à ça qu'on les reconnaît. La véritable innovation de Tim Burton est de proposer une généralisation fraternelle de cette pratique à toute l'humanité et d'assurer ainsi un plus juste partage des protéines.
     Dans un premier temps, il se contenta de réaliser un manifeste sponsorisé par l'OMC, la fameuse secte Omophagie, Mastication et Cannibalisme. Cette œuvre virulente était d'ailleurs dédiée à la fondatrice de ce mouvement, l’équarrisseuse de Londres, aussi appelée Maggi-Tas-de-Chair, en référence au court-bouillon dans lequel elle jetait les ouvriers gallois quand la faim frappait au carreau des mines abandonnées, lors d'hivers si rigoureux qu'il gelait à pierre fendre jusque dans le cœur de granit des traders de la City.

     Mais trop d'audace est souvent indigeste pour le commun des mortels. Le cinéaste le sait. Il décida donc de masquer son plaidoyer révolutionnaire sous le couvert d'une farce fantastique dans laquelle s'affrontent une sorcière plus envoûtante qu'une larme dans l’œil d'un crocodile quand s'y reflète les lumières du port d'Alexandrie, et un vampire repentant, bien qu'assoiffé et multirécidiviste, prêt à offrir son propre sang pour sauver les victimes de la rapacité congénitale de la Belle.
     Le symbole est clair : d'un côté l'avidité à paillette d'une classe dominante aliénant les foules par une maîtrise de la communication, la corruption des politiciens et des forces de l'ordre ; de l'autre la générosité, la solidarité et l'amour comme unique recours à la faillite d'une société oublieuse de ses valeurs ancestrales. D'un côté la beauté apparente au service du mal, de l'autre la monstruosité née de l'injustice, qui cache un cœur d'or.
     Cette dichotomie entre apparence et réalité ainsi que le manichéisme enfantin de l'argument ne peuvent que faire sourire à notre époque de transparence, de clarté et de tolérance. Pour comprendre le choix scénaristique de l'auteur, replongeons-nous dans cette année 1972 en laquelle se situe l'action.
     Fermons les yeux sans frémir des narines et souvenons-nous.

     1972
     Ecologie : L'Agent Orange de Montsanto permet enfin aux G.I. de faire la différence entre un Vietnamien et un Eucalyptus sans consulter le Guide Michelin ni prendre d'amphétamines. Comme aimait à leur rappeler Nixon : « Tirez vers où ça crie. Seul le Viet hurle quand c'est cuit. L'arbre a la décence de brûler sans gémir. »
     Littérature : Le premier choc pétrolier n'est encore qu'une utopie spéculative pour trader romantique et les métastases de Pompidou se marrent en silence tandis qu'il jure fidélité à l'Europe avec ces mots : « Bon sang ne saurait mentir. »
     Sport : Dans les rues de Derry, l'armée Britannique gagne 14 à 0 tandis qu'à Munich les Palestiniens se contentent d'un 11 à 5 où tout se joua dans les prolongations.
     Religion : Love Story, le best-seller d'Erich Segal devient le Nouveau Testament des Leucémiques, une secte romantico-cancéreuse qui épanouira d'abord ses corolles vénéneuses chez les nantis, avant de se propager chez les habitants de Three Miles Island quelques années plus tard.

     Tout est dit.
     En 1972, tout va bien donc. Trop bien.
     L'humanité occidentale a besoin d'une tragédie antique, d'un combat de super-puissances incarnées pour se rappeler que la vie est fragile et retrouver le goût des joies simples comme, par exemple, l'arrivée du printemps dans un goulag sibérien, le dernier regard d'un bébé phoque pour son bourreau ou bien l'accueil de Kouchner par les Biafrais, dont le sang très pur mais trop maigre abreuve leurs sillons où s'épanouissent des mines joliment peintes couleur terre pour leur faire la surprise.

     C'est, très intelligemment, le contexte choisi par Tim Burton afin de créer le choc nécessaire pour donner de la force à son propos. Les images somptueuses quoique réalistes transportent dans des atmosphères oniriques des comédiens talentueux dont on devrait bientôt parler dans certaines revues confidentielles.
     Ainsi, Johnny Depp, déjà aperçu en danseuse dans Pirates des Caraïbes. Il en a gardé le maquillage efféminé et la légèreté de la démarche, associée cette fois à une rigidité vertébrale conférant à son personnage une grandeur cadavérique qu'on ne trouve plus guère de nos jours que chez certains dictateurs asiatiques ou dans les conseils de surveillance des fonds de pension américains.
     Une quinquagénaire avenante nommée Michelle Pfeiffer fait de remarquables descentes d'escalier mais sa robe moulante est trop longue pour qu'on puisse juger si son jeu de jambes lui permettra de soutenir plus d'un round face à Bérénice Béjo qui reste la championne incontestée du croisé-décroisé, en jupe courte comme en bikini.

     L'intrigue reste cependant confuse. Par exemple l'histoire du bal, qui n'est qu'un hommage à Roman Polanski, tombe comme un cheveu dans la soupe puisque sans rapport avec la scène précédente, dans laquelle les châtelains dissertent d'attributs masculins tout en dégustant un potage dans lequel heureusement ils ne trouvent rien. C'est en tout cas le contenu du dialogue original, une fois de plus édulcoré par les sous-titreurs bien pensants.

     Le réalisateur, subjugué par sa propre créativité et son attirance pour les jolies femmes perd très rapidement son propos de vue et c'est tant mieux. La faim dans le monde a beau nous prendre aux tripes, rien ne vaut le baiser d'un vampire sur la gorge délicate et fragile d'une vierge qui s'abandonne aux vertiges de l'amour platonique lors d'une chute vertigineuse au fond d'un abime écumant où la mort l'attend ; ou l'apparition soudaine du décolleté ensorcelant d'Eva Green lorsqu'elle s'abandonne aux délices de l'amour lubrique lors d'un grimpé de rideau vertigineux au sommet duquel l'attend la félicité orgasmique, pour se mettre en appétit avant que ne démarre le JT au menu duquel les frasques sexuelles des présidents le disputeront aux problèmes de sur-poids des généraux affameurs.

     Est-il prudent de voir ce film avec des enfants ?
     Tout dépend de la conscience politique que vous aurez su développer en eux. Les moins déficients des bacheliers risquent de prendre cette œuvre au premier degré et de s'esclaffer là où le directeur de l'office de tourisme des Carpates froncerait les sourcils d'indignation (c'est terrifiant, surtout quand il a oublié son œil de verre), et les plus sensibles des grandes sections seront parfois enclins à manifester leur épouvante face aux rares scènes destinées à réjouir le cœur des croques-morts mexicains qui forment un public de plus en plus important en ces temps de disette.

     Reste que Tim Burton est un cinéaste raffiné. Il nous livre des images sublimes où l'ombre et la lumière semblent avoir été ciselées par un Henri Alekan amoureux. Rien que pour elles, pour l'humour presque britannique de certaines répliques et le tendre parfum nostalgique d'une époque qui préférait rire sans méchanceté que d'être impitoyable faute d'idée, parce que l'amour faisait la nique à la guerre et que le pire n'avait pas encore disparu des mémoires, courez, courez donner votre sang à l'annexe de l'ESF la plus proche !
     Après on se sent plus léger. Comme si quelques péchés flottant dans le plasma venaient de nous abandonner au profit d'êtres moins fortunés, que quelques globules rouges, même enrobés de cholestérol, suffisent à rendre heureux.
     Si vous avez le sang bleu, restez nobles dans l'adversité et attendez chez vous le prochain passage de la guillotine.

     

    Pégéo, un soir de mai,
    alors que les diablotins de Saint-Sulpice
    saignaient dans le soleil couchant.


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  • Les Vieux ChatsLes Vieux ChatsLes Vieux Chats

      Avec Les Vieux Chats, Sebastián Silva renouvelle le cinéma d'épouvante en l'adaptant à un public vieillissant qui ne va pas tarder à vérifier par lui-même si les facéties d'outre-tombe ne sont pas une alternative réjouissante à la maladie d'Alzheimer, bien que ce soit la seule qui sache se faire oublier.

     Brisant sans complexe les codes du genre, il filme dans une lumière crue les visages sanguins et tavelés de personnages monstrueux aux regards tantôt hallucinés, tantôt grimaçants, qui s'entredévorent autour de l'héroïne, une beauté octogénaire dont le sourire ravi renvoie au spectateur l'image atroce de la sénilité précoce qui l'attend s'il continue à regarder la télé.

     Cœurs sensible s'abstenir, les masques hideux des comédiens sont faits à partir de leur véritable peau. Tout juste si elle est passée au gant de crin pour en faire ressortir le grain, enflammer les boutons d'acné tardive, accentuer les rougeurs et raviver la couperose du jeune premier relatif, un Don Juan pour mouroir stalinien dont les paupières tombantes et le râtelier nicotiné suscitent plus de pitié que d'effroi.
      Seule la star féminine a droit à un plâtrage facial en règle. Il est vrai que c'est elle qui produit le film et elle soigne son image en économisant sur celle des autres. Cette pingrerie est d'ailleurs à l'origine de la plupart des choix artistiques du metteur en scène, contraint non seulement de tourner en lumière naturelle mais aussi dans l'appartement surchauffé de l'actrice principale, au milieu de ses chats obèses.
      Plus inventif que Mac Giver dans l'art de la récupération, Sebastián Silva eut tout d'abord l'idée de leur confier le rôle de Grimlins méphistophéliques, économisant ainsi sur la fabrication de marionnettes afin de se payer un nouvel ordinateur, tout en satisfaisant l'égo dévorant de la productrice. Il n'en resta finalement que le titre du film. En effet, devant le manque d'appétit des félins suralimentés pour la chair humaine, il ne put que leur octroyer celui de la carpette expiatoire sur laquelle se déchaînent les bottines d'une fille acariâtre, ce dont les sales bêtes se sortent avec brio et quelques côtes cassées. 

    Rendons hommage à ce roi du recyclage – en triant civiquement le bon grain de l'ivraie cinématographique, par exemple – qui sut utiliser la panne permanente de l'ascenseur lors du tournage pour transformer ce qui était à l'origine une remake de La Chevauchée Fantastique1 en fauteuil roulant, en un huis-clos étouffant inspiré de The Servant2 version Muppet Show.

     Une fois de plus les activistes de l'IFAC*, souvent dénoncés dans cette rubrique, sont à la manœuvre. Les comédiens ont été recrutés parmi les locataires de l'immeuble au détriment de professionnels plus présentables. Ils se composent essentiellement d'une culturiste lesbienne plus simiesque que Cheetah, du vieux beau déjà cité et de l'ex-apprentie de la Charcuterie du Cimetière** reconvertie après cure d'amaigrissement dans le mannequinat pour obèses, suite aux plaintes répétées des clientes qui tournaient de l’œil devant le pâté de tête au-dessus duquel tremblait le triple goitre de la pauvre employée.

     Tout est dit.
     A force d'adapter le scénario à un budget tout juste suffisant pour un spot auto-produit d'Emmaüs, l'horreur se confine aux masques naturels des personnages et au grain tremblant d'une pellicule poussée dans ses derniers retranchements. C'est tout juste si les poils des spectateurs se hérissent quand surgissent de la pénombre d'un escalier les varices de l'ancienne madone du cervelas.
     Certes, la classique arrivée des monstres - des guêpes transgéniques de taille humaine engraissées à l'uranium - donne un instant l'espoir d'une incursion dans le fantastique. Surtout quand la mamie shootée au savon des Andes se laisse prendre au charme sulfureux des bestioles et les suit dans leur repaire tropical. Le sang du spectateur se met enfin à bouillir, ses yeux bouffis d'ennui s'écarquillent et sa langue chargée de frustration se met à pendre tel un ciboire carnassier dans l'attente des gouttes d'hémoglobine parfumée à l'ancienne dont l'écran devrait, en toute logique, être bientôt recouvert.

    Las ! Le gag est trop vite éventé. La jungle n'est qu'une pâle copie du Parc des Buttes Chaumont sise au fin fond d'une sous-préfecture sud-américaine et tout espoir d'une frayeur digne de ce nom retombe pour laisser place au ronronnement quotidien des escroqueries familiales, des haines utérines et des jalousies domestiques dont même le 20h00 de TF1 ne fait plus ses choux gras. C'est dire le manque de protéines animales de cette œuvre dont seul un végétarien pourrait s'émouvoir.

     Ah ! Si seulement la grand-mère avait eu de longues dents, le grand-père des griffes acérées et la fille les lèvres purpurines de Bérénice Béjo quand l’œil charmeur d'un jardinier espion les fait s'épanouir, gonflées d'un amour palpitant, sur des délices sanguins qu'un vampire rassasié eût encore dégusté sans cacher son plaisir ni même claquer des crocs.
     Ah ! Si au lieu de satisfaire à la mégalomanie de la star productrice en lui offrant une scène de La Dolce Vita pour grabataire sénile, le réalisateur avait plongée une Anita Ekberg, même argentine, dans une fontaine rouge encerclée par une foule fellinienne cherchant à noyer la beauté qu'ils jalousent.
     Ah ! Si seulement le fond de teint de la vieille n'avait pas été waterproof. Il aurait pu dégouliner et révéler son vrai visage de harpie. Son sourire niais se serait lentement transformé en un rictus cruel avant qu'elle ne poursuive nuitamment de ses assiduités malsaines l'Adonis retraité, boitillant dans le parc abandonné, à travers les bosquets où luisent les yeux des chats harets à l'affut de leurs proies quand la paix des cimetières tombe sur les allées désertes.
    Alors là, oui, on y aurait cru !
     Nos bouches desséchées par l'angoisse se seraient ouvertes sur des cris d'épouvante étouffés de stupeur au lieu de se distendre sur des bâillements trop profonds pour être réprimés.

     Bien sûr, on peut se contenter de croire l'attaché de presse qui tente de nous vendre un film néo-réaliste, tourné en Dogme95, sur la recherche éperdue de reconnaissance et d'amour maternel que la frustration transforme en haine, sur la violence nécessaire à l'acceptation de modes d'expression antagonistes.
     Mais dans ce cas, à quoi bon fréquenter les salles obscures si nul frisson ne les parcourt, si de cette nuit factice et provisoire ne surgit l'effroi cathartique qui seul rend supportable l'horreur du quotidien qu'étalent les JT sur leur écran minuscule comme un américain moyen son beurre de cacahouètes sur ses pizzas à l'ananas ? Autant regarder un documentaire sur la stratégie territoriale des félins en milieu urbain ou, dans une émission de télé-réalité, le concours de sourires pathétiques des trentenaires déjà has-been cherchant une sinécure avant que l'oubli général ne confirme le juste prix de leur talent.

     Ce film a cependant le mérite de poser clairement un question trop souvent éludée au cinéma : doit-on courir dans les escaliers quand la Mère Michel a perdu son chat et que l'ascenseur est en panne ?
     Sans apporter de réponse claire, il démontre clairement que ça vaut parfois la peine d'essayer. Il arrive qu'au détour d'un palier l'amour ait raté une marche et qu'il suffise alors de se baisser avec humilité pour le ramasser. C'est déjà ça, comme disait ma concierge en comptant ses étrennes. Les marches récemment javellisées peuvent alors servir de décor à une admirable Piétà des temps modernes, dont les visages baignés de bonté habillent bien les murs blanc cassé que les urbanistes affectionnent autant que les matous en rut.

     Pour ceux que l'amour a déçus, pardon, qui ont déjà aimé, ceux qui ont hérité sans se fouler ou qui aiment le cinéma d'épouvante parce que ça chasse les poux quand les cheveux se dressent contre eux, inutile de courir, vous perdriez votre temps, ce film ne vous apprendra rien que vous ne sussiez déjà avant de quitter le giron familial.
     Les autres peuvent toujours courir pour voir ce film, mais méfiez-vous, on n'apprend pas aux vieux chats à faire les Grimlins.

     

     Pégéo, trois jours avant la libération.

     

    * Internationale du Film Anticapitaliste,
    cf.
    Querelles et Le Havre.
    ** cf. Parlez-moi de vous.

    1 : de John Ford avec John Wayne et Claire Trevor.
    2 : de Joseph Losey avec Dirk Bogarde.


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  • QuerellesQuerelles Querelles

      L’Iran est un pays fourmillant de créativité, qui brandit l'innovation culturelle sur les écrans du monde entier tel l'étendard de la liberté intellectuelle flottant insolemment face au vent de la standardisation américano-occidentale de la pensée.
      Le cinéaste Morteza Farshbaf vient d'y inventer le premier film à lire.

      C'est très pratique pour les sourds-muets. Les traducteurs aussi  peuvent s'en donner à cœur joie avec les sous-titres et raconter une autre histoire s'ils le veulent. En effet, à moins de maîtriser la langue des signes en persan, personne ne pourra vérifier l'exactitude du texte projeté. Le style cinématographique choisi s'y prête admirablement bien puisque le film est non seulement dénué de paroles mais aussi d'action, ce qui permet de coller ce qu'on veut dans les mains gesticulantes des personnages principaux ou sur les longues images des collines iraniennes désertiques.
      C'est donc, deuxième innovation, le premier film à dialogues variables, une œuvre résolument moderne entièrement livrée à l'interprétation de tiers inconnus, laissant une grande liberté créatrice aux sous-titreurs de tous pays. Avec Querelles, cette profession méconnue et trop souvent décriée vient enfin de recevoir la reconnaissance qu'elle mérite. Gageons qu'un festival montrant en parallèle les diverses versions européennes et asiatiques de cette œuvre devrait être un grand moment culturel où se mêleront sur les mêmes images la farce et la tragédie.

      Mais Morteza Farshbaf ne s'arrête pas là. Redoublant, que dis-je, triplant d'audace, il invente par la même occasion le théâtre de marionnettes sans marionnettes !
      Le dénuement ainsi atteint permet de renouer avec les mises en scène les plus osées des séances nocturnes du Guignol du Luxembourg avant qu'on ne refasse la guitoune en faux art-déco couleur sapin défraîchi.
      L'encadrement d'un pare-brise fait office de cadre de scène et les pare-soleils jouent les manteaux d'Arlequin en deuil. Peuvent alors se dérouler de longs plans-séquences en caméra fixe, typiques des esthétiques pré-cataclysmiques, que seules la pluie et l'apparition récurrente d'une bouteille d'eau viennent rythmer, comme autant de symboles des larmes refoulées d'un enfant triste ou d'une démocratie bafouée, métaphores évidentes de leur soif inextinguible d'amour et de liberté.

      L'histoire elle-même permet toutes les interprétations.
      La trame de base est le voyage qu'Arshia entreprend avec ses futurs parents adoptifs, qu'il déteste parce qu'il ne sait pas encore qu'il est orphelin, mais ça lui passera, croyez-moi. Il imagine alors que leurs conversations ne sont que des querelles dont il est le sujet. Cet égocentrisme paranoïaque en dit long sur la représentation irréaliste que le réalisateur se fait de la vie de couple et ses projections personnelles sur le regard qu'un enfant porte sur les adultes. Le gamin les voit d'ailleurs essentiellement à travers un rétroviseur, limitant nécessairement cette vision à leurs yeux, ce qui renforce l'idée de confrontation absolue dans laquelle le réalisateur souhaite nous placer.
      Arshia peut donc inventer les dialogues qu'il veut - et nous aussi - puisque son oncle et sa tante parlent avec les mains. Ici se place le looping le plus risqué de l'auteur : l'enfant se raconte une histoire différente des dialogues réels, qui sera à sont tour transformée par les traducteurs. Qu'en restera-t-il ?

      Tout est dit.
      Querelles est une fable sur la non-communication, ses dangers mais aussi sa force créative. Il s'agit donc de cinéma expérientiel, permettant à chacun de vivre à son niveau l'expérience troublante de la reconstruction du non-dit en fonction de son propre passé. Une fois de plus, nous voilà spect-acteur.

     Mais là ne s'arrête pas le potentiel de lecture diversifié de cette œuvre digne de l'Oulipo.
     En effet, le conducteur volubile doit en permanence lâcher le volant pour s'exprimer, et regarder son passager pour écouter. C'est là qu'un nouveau doute s'installe.
     S'agit-il vraiment d'un film iranien, ou bien, déroulant son principe jusqu'au bout, Morteza Farshbaf ne nous laisse-t-il pas aussi le choix de la localisation ?
      Car où trouver, en Iran, des routes suffisamment peu fréquentées pour tourner sans danger de telles scènes ou même les rendre crédibles ? Le spectateur-voyageur moyen sait pour avoir mille fois traversé ce pays que c'est impossible. D'ailleurs, il y longtemps qu'on n'y trouve plus de 405 grise surbaissée comme celle qui suit le 4X4 des héros pendant la moitié de leur parcours.
      Certes, tous les hommes sont mal rasés et on y voit des silhouettes drapées de noir circuler le long d'une voie de chemin de fer. Mais sont-ce bien des femmes ? Seuls nos a priori nous poussent à le supposer puisque leurs visages ne sont jamais filmés. La suspicion de supercherie reste ici légitime, contrairement au gouvernement actuel de Téhéran. En outre, dans ce pays mal défini, jamais on ne voit de puits de pétrole ni de minaret et le coca y est en vente libre.
      C'est clair. Un seul endroit sur cette planète réunit ces diverses conditions de tournage, que l'observation attentive des nombreux plans-paysages suffit à confirmer. Le film a été tourné en Lozère, en grande partie sur le Causse Méjean, pour les parties désertiques, et dans Les Corbières pour la partie montagneuse. Bien sûr, le vignoble manque à l'écran mais ce n'est qu'un effet spécial destiné à nous projeter en pays islamique.
      Ceci explique le choix incompréhensible d'acteurs sourds-muets. Comme tous ses complices de l'Internationale du Film Anti-capitaliste*, Morteza Farshbaf a recruté ses comédiens dans la faune agreste locale, qui, évidemment, ne parle pas plus persan que Montesquieu à la puberté malgré qu'il en ait. (Seule occasion grammaticale de placer malgré que. J'en profite.)
      Le spectateur-voyageur aura aussi reconnu l'Arbre du Chaos de Nimes-le-Vieux,  auprès duquel l'enfant triste va régulièrement satisfaire un besoin qui n'est pas forcément celui qu'on croit, mais le cinéaste a suffisamment de pudeur pour laisser libre cours à notre sensibilité personnelle. C'est en tout en cas une preuve de plus de la délocalisation inavouée de cette production.
      D'admirables panoramiques permettent ainsi d'éviter la sensation de théâtre filmé et reposent agréablement l’œil, fatigué par le ballet virevoltant des mains du couple, dont on se demande parfois si en plus, ils ne sont pas bègues (ou parkinsoniens).

      Saluons donc (il faut faire comme ça en langage des signes, la main tendue portée au front, à moins que ce ne soit chez les militaires, c'est pareil, ils appartiennent eux aussi à la Grande Muette), saluons donc l'audace du réalisateur qui, comprenant d'emblée le handicap culturel dont souffre le cinéma iranien quand la censure refuse de lui faire de la promotion gratuite, réussit le tour de force de réunir sur l'écran les arts fondateurs du 7ème art et de créer ainsi une nouvelle écriture cinématographique.
      Celle-ci plonge ses racines dans l'universalité du silence, à l'instar de ma gomme qui s'appelle Reviens ou de ma femme qui s'appelle un taxi, c'est tout un, aucune ne répond jamais.
      Morteza Farshbaf rejoint ainsi le club des avant-gardistes néo-aphones que sont Lucas Belvaux (38 Témoins) ou Michel Hazanavicius (The Artist), qui prônent le retour à l'image pure sans oser aller au bout de leur démarche, hélas, ce qui éviterait de nombreux dialogues insipides, bien moins parlants que le regard d'un cocker implorant une porte ou la mimique d'un bonobo quand Bérénice Béjo fait sa Jane en tailleur léopard au Zoo de Vincennes pour stimuler l'appétit des singes anémiques trop prompts à s'endormir devant les grimaces de Marcel Rateau qu'ils surclassent haut les lèvres dans ce domaine.
     Bérénice Béjo dont ...(Suite en page 1, ici).

     Devez-vous courir voir ce film ?
     La question se pose avec la lourdeur d'un avion présidentiel polonais dans les fourrés de Smolensk.
     Tout dépend de votre imagination, de votre humour et de vos souvenirs d'enfance.
     Si par exemple, vous avez perdu vos parents avant 10 ans et que personne ne vous l'a jamais dit, n'y allez pas, vous risqueriez un choc.
     Si par contre vous savez d'expérience que la vie de couple n'est qu'une délicieuse suite de compromis et de choses dues, alors courez, la parodie joyeuse et tendre de Querelles ne manquera pas de vous faire glousser.

     A l'heure où je termine ces lignes, j'apprends que je n'ai rien compris. Ce film est en fait une critique acerbe mais déguisée du régime Iranien, dont les chefs cachent toutes les vérités, gesticulent pour rien, se querellent pour la possession des richesses et le droit à l'irresponsabilité, et pilotent la voiture carcérale d'un pays qui étouffe en restant sourds aux appels d'un peuple qui comprend tout et pleure, caché contre les arbres rares, ou au fond des tunnels noircis par les corps calcinés des victimes de leur conduite aveugle. C'est possible mais je ne vais pas tout réécrire pour autant.
     C'est MA traduction de leur gestuelle !

     

    Pégéo, juste avant qu'une rédactrice de mode ne m'abrutisse de propos inconsistants
    sur son prochain shooting à New-york au café Les Editeurs.

    * voir Le Havre, El Chino et Bullhead.


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  • BullheadBulhead Bullhead

     

      En ce moment Le Bœuf est à la mode et pas seulement dans les navets. Simple figurant anecdotique dans El Chino, le printemps venu, il crève l'écran. Après Bovines et L'Hiver Dernier, on retrouve le somptueux animal, bientôt oscarisé au festival du Bois Sacré, en vedette pré-hominienne de Bullhead.
     Fini pour lui les rôles de gentils.Il accède à ceux des vrais durs, des glorieux sanguinaires qui ont fait la légende du cinéma de M. Le Maudit au Silence des Agneaux. Cette fois-ci, il rentre vraiment dans le lard des costauds, il y va de toute sa viande, la vraie, la puissante, la riche, celle qui aiguise les appétits des financiers et rend les hommes si fiers des cornes qui jaillissent de leurs cerveaux étroits. 

      Mais Bullhead, c'est avant tout la comédie romantique de l'année. L'histoire de la passion incroyable d'un bovin devenu homme par amour pour l'humanité en générale et pour une femelle inaccessible en particulier. C'est le mythe de Zeus et d'Europe renversé. Le divin taureau blanc devient Jacky, sublime bipède en chemise noire ; la lubrique fille d'Agénor prend les traits d'une Lucia affolée par ses désirs bestiaux. Ce sera d'ailleurs la seule référence politique claire - mais suffisante - de cette œuvre qui dénonce les dérives d'une Europe soumise aux dictats des lobbys pharmaceutiques représentés ici par des mafiosi plus répugnants que les égouts crevés d'un abattoir un jour de canicule. On retrouve bien là le cynisme de l'internationale anarcho-cinéphile déjà pointée dans Le Havre et El Chino ! Sous couvert de psychodrame policier, Michaël R. Roskam signe ici en toute impunité un nouveau pamphlet anti-libéral. C'est vraiment scandaleux en cette période de vaches maigres où même la Fox est contrainte de produire des films à moins de 40 millions de dollars !

      Comédie donc, romantique certes, zolienne en outre, mais engagée de plus. Ça fait beaucoup. Engagée par qui, d'ailleurs ? (Oui, les locutions adverbiales interjectives sont elles aussi à la mode dans les discours politiques, entre autres.)
      Difficile de le savoir pour un film issu d'un pays insoluble où les langues sont chargées d'a priori jusqu'à la gueule, celle des canons qu'on descend plutôt que de les pointer, ce qui rend les habitants si flous qu'ils se croient tous étrangers.
      On suspecte cependant la Fondation Nicolas Hulot, le trublion verdâtre qui cascade en auto-bronzant parce qu'il le vaut bien, d'avoir financé cette apologie de la biochimie et des cocktails d'hormones, si propices à l'apaisement des mœurs et à la hausse de l'audimat lorsque des hommes sandwichs à roulettes traversent les prairies françaises où les vaches ruminent, impassibles et charmantes, sur les fautes de syntaxe des commentateurs qui nous les broutent en hélico.

      Tout commence par un trou de balle dans une BMW. C'est en soi un non-évènement tant cela semble être la vocation de cette marque dont le logo hésite entre la mire d'une lunette de tir pour policier éméché et la décoration pragmatique d'une lunette de WC pour gendarme pressé.
      « Un trou de balle ? Je dirais même plus, deux trous de balles ! » rétorque David, l'un des deux Dupontd du maquillage de voiture volée. Et c'est bien là le problème, le deuxième trou est retrouvé dans le corps refroidi d'un agent des stups, à un endroit suffisamment incongru pour lui assurer la paix éternelle et la fuite de gaz permanente.
     Ire des collègues et début des ennuis pour ce petit monde paysan accroché à ses traditions, sa rudesse de langage (surtout en Flamand sous-titré), ses mœurs de mammifères sans complexes et son repli identitaire. Ici, foin des manières ! Le pot belge s'y vide comme une bière bien fraîche – où souvent il entraîne – cul sec, pour ne pas laisser de trace, d'un trait d'union entre les bovins et les hommes, ces deux sympathiques lourdauds qui suent, ahanent, pataugent et trompettent en vain leur désespoir absurde pour qu'engraissent sans fin les portefeuilles en vachette surfine des actionnaires anonymes et aveugles, les fameux triple A.

      Très vite l'intrigue se perd dans une recherche folle du trou de balle perdu à laquelle participent divers personnages dont le grotesque permet de faire du héros, par contraste, le seul être vraiment sain malgré sa démarche taurine et son regard trouble à la Christophe Lambert.

      On retrouve par exemple des trafiquants recrutés dans la faune agricole locale (un type de casting déjà pratiqué dans Le Havre, tiens, tiens!) qui s'amusent à se faire peur à coup de brushing version Franck Michaël dans des décors pelucheux, ou dégustant un bœuf mironton à peine tiède en faisant des grands slurps dans des auberges si défraichies que Emmaüs n'en voudrait pas pour cantine.
      De temps à autre apparaissent une fliquette hystérique et un inspecteur homophile dont la perversité ferait crever d'envie un agent du fisc en chaleur. Ils ne servent qu'à mettre en lumière la délicatesse masquée, confinant à l'impuissance, du héros au regard porcin. (Mais on a les yeux qu'on peut, comme disait ma grand-mère en lampant son bouillon anémique.)
      La caricature la plus ambigüe est celle de Diederik, l'ami-ennemi de Jacky, l'homme qui ne choisit jamais, obéissant par habitude, traitre par nécessité, perdu dans sa recherche inassouvie de reconnaissance, de sécurité, d'existence anodine et d'amours inavouables. Incarnation de la lâcheté maigrichonne, il a le regard faux et le pas hésitant du looser détestable. Il vacille sans cesse, équilibriste maladroit en permanence au bord d'une vie sans relief, honteux comme un politicien pleurant silencieusement le sacrifice de sa gourme sur l'autel du pouvoir, sans qu'affluent les pots-de-vin escomptés ni les baisers furtifs des goulus ambitieux. Le personnage serait presque une imposture tellement ses épaules sont étroites et sa lippe molle, surmontée d'une moustache semblable à une crise d’acné mal soignée dans laquelle se collent des restes de soupe rance. Heureusement, Jeoren Perceval a la tendresse des grands acteurs pour les maudits et les ignobles. Il en fait un personnage étouffant d'amour refoulé qui finit par nous émouvoir.
      Enfin, grâce à un tour de passe-passe incompréhensible, les Dupondt de la mécanique deviennent commentateurs sportifs et, le visage maculé de cambouis pour passer inaperçus et éviter les coups de corne, ils se relaient pour commenter en direct le spectacle nocturne d'une corrida belge appelée « Fête du Bœuf en Rut », spectacle unique au monde qui n'est pas sans rappeler une certaine finale de coupe de monde de foot que nous perdîmes sur un coup de tête.

      Dans cet univers machiste et glauque, Jacky demeure le seul grand romantique.
      Il aime les bêtes. Il sait que l'homme peut encore apprendre de la nature à condition de rester humble et d'humeur folâtre, de savoir se fondre au milieu du troupeau dont il est le gardien, partageant son sort, ses joies, ses peines et son manque de vitamine D.
      Alors il se dépasse, il devient grand, il devient beau, auréolé de bonté, de sagesse et de force tranquille, aussi majestueux qu'un coucher de soleil se reflétant dans les yeux baignés de pure tendresse des vaches, qu'ourlent des cils si long qu'une starlette s'est pendue, des cils si longs qu'il faut leur pardonner. Oui, l'homme se remplit alors de l'indicible joie de vivre qu'on trouve dans le regard plein d'amour d'un veau face à la mort lorsque, se mirant une dernière fois dans la lame étincelante du boucher qui s'approche, l'animal semble dire à son reflet : « T'as d' beaux yeux, tu sais. »*

      Et c'est ainsi, par amour de l'amour, par tendresse pour ces bêtes dont il partage la vie que Jacky, extrémiste de la symbiose paysanne, teste sur lui les hormones les plus vaches, se fait émasculer pour éteindre son agressivité et cultive ses muscles comme d'autres font du gras ; parce qu'il est dans la viande, tout simplement, dans la viande jusqu'au cou, jusqu'au cœur.

      Ah, l'amour ! Quel ennui quand les femme sont parties jouer les coquettes en ville et que les hommes n'ont plus que des seringues à mettre au cul des vaches, pauvre ersatz sans joie de jouissances regrettées.
      Ah, l'amour ! Quelle erreur dans cet univers d'hommes où les couilles ont quatre roues motrices, où seul le muscle compte, muscle souple et soyeux que nulle testostérone ne doit jamais durcir, sinon c'est écœurant en bouche.
      Ah, l'amour ! Quelle vacherie ! mugit dans son étable, la vache qui rit quand Jacky s'amourache et gémit sur la table.
      Alors le bœuf humain se rebelle !
      Il prend le taureau par les cornes et des hormones en pagaille. Il se fait Minotaure et Pégase, déploie ses ailes encore fragiles et quitte le labyrinthe de ses tourments injustes. Il traverse la frontière de la langue et fonce vers son aimée, maladroit et timide, aussi violent que vulnérable, bouleversant de tendresse inavouable, et d'autant plus dangereux. Attention, brave gens, la bête s'est libérée, elle sillonne vos avenues, la corrida humaine peut enfin commencer !

      Tout est dit.
      Le héros désaimé est condamné à l'abattoir, il ne lui reste plus qu'à prendre un dernier ascenseur, celui qui mène à l'échafaud.
      Jacky, taureau blanc déguisé en dieu grec, aborde les rivages de Sidon (en fait un appartement en surplomb du port de Liège pour des raisons de cohérence linguistique mais personne n'est dupe !) afin de séduire son Europe par la ruse. Mais n'est pas Zeus qui veut et la belle est rebelle, quoique dotée d'une poitrine débordante de vitalité mal contenue, susceptible de réveiller la fertilité d'un eunuque vieillissant, d'accueillir une tripotée d'enfants mal élevés, voire de servir de mascotte à la Fête du Bœuf en Rut tant il est vrai qu'elle rend à elle seule la chose possible.
      Cela ne suffira pas. Les hommes sont tous de bêtes et les femmes des esthètes.
      Comment s'aimer alors ?

       Courez voir ce film. Matthias Shoenaerts le bien nommé y est époustouflant. Il nous montre que les plus beaux cœurs sont parfois contenus dans des corps monstrueux dont les âmes méprisées et sevrées d'attention n'attendent qu'un geste, un regard de tendresse pour oser dévoiler leur trop plein de passion. Faute de quoi ils en meurent. Parfois ils nous massacrent aussi.
      La révolte des doux n'est pas la moins dangereuse, seulement un peu plus rare.

     

    Pégéo, quelques jours avant d'aller choisir mon prochain équarrisseur.

    * Honteux de ce plagiat, Jean Gabin ouvrit une ferme modèle 
    après la guerre alors que les veaux le boudaient à l'écran.

     


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