• Le Grand SoirLe Grand Soir Le Grand Soir

     « Les punks vont vieillir, les punks vont mourir » titrait Hara-Kiri au-dessus de la photo d'un punk septuagénaire gisant dans sa dernière bière, modèle tout en sapin. Choron ne savait à quel point ils allaient nous manquer.

     Le Grand Soir est le film revigorant dont nous avions besoin en cette fin de printemps pourri gâché par la normalité abêtissante de ce début de quinquennat. Il a la fraîcheur d'une Mort Subite tout droit sortie de sa tombe, avec cette pointe d'acidité que confèrent les terroirs riches en cellules-souches inemployées.
     Ah ! Qu'il est bon, en cette période de beaufrie bien-pensante aussi médiocre qu'un palmarès du Rotary de la ZAC des Grands-Clapiers, qu'il est désaltérant de prendre un bain de jouvence poétique tout en écoutant les Wampas, dont les mélodieuses disharmonies provoquent l'extase des foules romantiques aux visages baignés de tendres larmes, de sueur noble et de coulures de Kro légèrement amères, qui relèvent l'odeur aseptisée du quotidien des midinettes d'une subtile fragrance masculine épicée d'animale virilité !

     Malgré son titre aux accents anarchistes, Le Grand Soir est en effet la bluette familiale de l'été, largement inspirée de La Petite Maison dans la Prairie*.
     Rien n'y manque. Ni les parents dégoulinants d'amour et de joyeux sacrifice pour leurs rejetons adorés, ni le chien à la fois mignon, gentil, courageux, intelligent et rempli d'abnégation enthousiaste, qui sert de modèle discret et pernicieux aux enfants dont on aimeraient bien qu'ils acquièrent ces vertus grégaires, qui seules différencient l'homme dignement soumis du parasite libertaire.
     Oui, mes chers compatriotes consommateurs et conchoïdaux, que serions-nous sans l'exemple admirable de ces toutous pour contrebalancer la néfaste tendance de l'être humain non-dressé à la liberté, l'égalité, la fraternité et pourquoi pas tant qu'on y est, l'anarchie ?!
    Et que serait le septième art sans ces comédiens 100% naturels pour titiller la corde sensible de ces urbains un peu niais, trop tôt sevrés de leur doudou, que nous sommes devenus ?
    Gloire soit donc rendue à la bestiole sautillante et jappante déjà entrevue dans The Artist et Parlez-moi de vous.

     L'intrigue a la simplicité confondante des œuvres éternelles.
     Deux frères rivaux, mais heureusement bien nourris de patates à défaut de lentilles, se réconcilient à l'occasion d'un drame familial. A l'aube de la quarantaine installée, Caïn et Abel apprennent qu'ils ne sont que demi-frères, qu'Adam n'est pas celui qu'ils croyaient et qu'en plus le monde est méchant car leur mère a fauté par deux fois. Celle-ci, grande bourgeoise aux lèvres pincées malgré ses égarements, coquette au point de détester les anniversaires qui invalident le mensonge protecteur de ses crèmes anti-rides, en permanence juchée sur des talons hauts que l'âge a dû se résoudre à compenser pour assurer un minimum d'équilibre et de dignité, celle-ci expie depuis de longues années ses deux uniques moments d'érotisme hors-cadre en taillant d'infinis rubans de pomme de terre avec un couteau à tétanos. Telle une Ariane aux doigts perclus d'arthrose nageant dans un brouillard à l'odeur de graillon, elle tente de préserver sa progéniture de la terrible vérité en tissant sans relâche un cocon protecteur en fil de patate dans un restaurant pour cadres subexistants.
     Hélas, l'heure de la retraite sonne et la vérité explose comme une bombe trop mûre pour attendre que les enfants aient fait leur trou. C'est d'ailleurs là toute la différence entre la vie de famille et la guerre. Les généraux, quoiqu'aussi menteurs que des parents indignes et lâches, attendent généralement (c'est leur privilège) l'explosion des obus et la dispersion des corps pour sonner la retraite de ceux qui n'y sont pas restés, et prendre la leur dans le mas provençal offert par les fabricants de hachoirs de bonshommes à distance.

     Le père, lui, observe en silence, convaincu que si ça ne va pas, ça pourrait aller encore plus mal. Par conséquent il fait aller à la va-comme-je-te-pousse et ça va plutôt bien jusqu'au jour où ça ne va plus car tout va à vau l'eau et que le « Ça ira » qui trotte dans sa tête comme une antienne rassurante commence à se trémousser sur l'air de la Carmagnole.
    Ce soir-là, qui fut grand mais pas assez, ces fils franchissent enfin les bornes de la maturité et s'adressent à lui d'une même voix solennelle. «Papa, pourquoi tu ne nous as pas dit que c'était si dur la vie ? » Réplique culte que tout père redoute un jour d'entendre tant la seule réponse juste mais malheureusement insatisfaisante reste : « Parce que sinon, ça aurait été encore plus dur. »

     Tout est dit.
    Symptôme de notre société infantilisante, les quadras, malgré leur efforts dérisoires pour sortir dignement de l'adolescence, ont encore une fois besoin de leur papa pour accomplir l'acte fondateur de leur réelle liberté, l'affirmation jubilatoire de leur individualité à la face mercantile du monde qui les ignore.
     Ce film, cynique en apparence, n'est en réalité qu'un plaidoyer déguisé pour l'ordre établi, le conformisme bêlant des consommateurs pusillanimes et une apologie à peine masquée de la dictature des marques commerciales.
     C'est d'ailleurs par soumission à celles-ci, et au financement quasi exclusif du film par le placement de produits, que l'action se passe dans une zone commerciale péri-urbaine, dont les gigantesques enseignes multicolores forment un bouquet criard de fleurs racoleuses, celles qui ont supplanté les bleuets, matricaires, coquelicots** et autres fragiles messicoles qui poussaient en ces lieux avant que la laideur s'installe.

     La perversité et le double langage des auteurs ne connaissent aucune limite. Le plus poignant des cris libertaires se voit ainsi transformé en un panneau d'accueil hollywoodien digne de Toys'R'us, trônant au-dessus des nouveaux temples d'Hermès d'une ZAC obèse, grâce à la collusion de toutes les enseignes abondamment promues tout au long du film sous couvert de sarcasmes et de réalisme. Le mur de l'argent a beau être en couleurs et avoir des allures de tag, les réalisateurs ne pourront duper un public, certes rendu cérébralement disponible par des décennies de propagande mercantile, mais encore suffisamment vigilant pour déceler la supercherie des suppôts de la finance déjà dénoncés dans Intouchables.

      Non, MM. Delépine et Kervel ! Non, les punks ne sont pas morts quoique vieillissant mal ! Et même si les Indignés n'en sont que les rejetons propres-sur-eux et ramollis, le drapeau noir flotte encore avec vigueur dans le cœur à jamais insoumis des spectateurs dignes de ce nom malgré la difficulté à se fournir en épingles à nourrice depuis que le piercing est devenu un marché juteux.
     On reconnaît bien là le diabolisme vampirisant de ces deux romantiques bon chic bon genre, qui n'ont de cesse depuis Mammuth et Louise-Michel, et sous prétexte de le dénoncer, de polir l'image racornie d'un système Kafkaïen en l'affublant des oripeaux sirupeux de l'amitié invincible, du communisme bien-pensant ou de la rébellion sans décapitation, dans le seul but de nous faire passer des suppositoires sans vaseline pour des Magnum au chocolat et vice-versa.
     Que Sid et Johnny m'en soient témoins, ce film est trop propre pour être honnête. Il est même pudibond, c'est vous dire, tant il manque de femmes. De vraies femmes. De celles pour lesquelles les hommes se réveillent et se battent. Des déesses érotiques grâce auxquelles l'absence de futur devient une bénédiction, tant elle laisse de temps pour réaliser les fantasmes que jamais galant homme ne saurait imaginer en découvrant pour de vrai, rougissant d'émotion et l’œil humide de bonheur, le fuselage indécent de perfection des jambes de Bérénice glissant par l’entrebâillement aguicheur d'un fourreau, alors qu'il ne songeait, un instant plus tôt, qu'à caresser, pétrir ou défoncer la chair entraperçue d'une inconnue qui faisait la queue devant lui pour acheter des épingles de sûreté. (Ceux qui trouveront le texte exact et le titre du sketch ici parodié gagneront une photo dédicacée de l'auteur en tenue de combat.)

     Lâchez votre caddie et courez voir ce film !
     Albert Dupontel a la folie sauvage et rafraîchissante de ceux que les grands espaces habitent, de ces extra-lucides qui rient de la mort et de l'horreur parce qu'elles ne servent qu'à ça. Benoît Poelvoorde y est touchant de loose assumée avec fierté et de bonté incomprise, Brigitte Fontaine a l'élégance d'un clown funambule.
     Lâchez-vous et courez !
     Lâchez-moi et restez libres !

     L'étendard noir des vrais humanistes, le seul sur lequel broder les trois mots en -té aurait un véritable sens, ne flotte plus guère que par gros temps, il est vrai, quand le ras-le-bol l'emporte sur la peur. Il est usé. Il est grisonnant. Comme les cheveux des derniers punks à chien.
     Mais bon sang, que ça fait du bien de le revoir !

     

     Pégéo, un jour de chance : j'avais marché dans le Figaro du pied gauche.

     
     * La Petite Maison dans la Prairie : célèbre saga pré-apocalyptique déjantée mettant en scène une famille de paysans junkies, qui donnera les grands harmonistes Sid Vicious et Johnny Rotten à qui ce farceur de Haendel volera God Save the Queen, dont le titre original était Elle se Gode, la Queen. Comme quoi, on a les hommages qu'on mérite quand on est inculte.

     ** Je sais, ça fait bleu, blanc, rouge mais les rebelles de 1917 l'avaient remarqué avant moi et en plus il n'y a pas de fleur noire dans les champs.


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  • De Rouille et d'OsDe Rouille et d'Os De Rouille et d'Os

     

     En ce moment sur nos écrans, La Délicatesse est à la mode. Pour l'incarner, les cinéastes français font appel à des comédiens belges comme François Damien dans le film de Stéphane Foenkinos ou Matthias Schoenaerts dans De Rouille et d'Os, ce qui laisse songeur. Il semblerait que ces excellents acteurs soient victimes d'un a priori franchouillard. En effet, leur reste d'accent bourru empreint de rude franchise et de jovialité néo-rurale rendrait un peu moins ridicule cette qualité, plutôt associée, dans l'esprit d'une majorité d'avaleurs de pop-corn, à la féminité fragile et enfantine d'une Audrey Tautou atteinte de la maladie des os de verre qu'aux doigts puissants d'un mâle digne de ce nom.

      « Dieu que ce homme est machiste et réactionnaire, et qu'il doit donc lui-même souffrir d'un complexe d'infériorité pour proférer d'entrée de telles billevesées moyenâgeuses sur la nécessaire brutalité pour ne pas dire violence d'une virilité assumée », entends-je déjà glapir, du haut de mon ring et malgré le casque anti-choc, la horde des émasculatrices et -teurs professionnel(le)s qui hantent les salles obscures sises entre Saint-Germain-des-Prés et le Nord-Est du Marais de leur bien-pensance boboïste et malingre alors qu'un peu plus tôt, allongés sur leur couche avec un petit élastique là, elles sirotaient du thé vert Lung Ching d'Or à 500 €/kg tout en regardant s'étonner une dernière fois les enfants syriens à qui le mari de Assma el-Assad lance gaiement d'éclairants obus de 150, sans que personne ne lève le petit doigt parce que c'est impoli malgré les croyances populaires. D'abord la mousmé de Bachard boit aussi de ce thé-là, elle ne peut donc être entièrement mauvaise ou alors nous aussi.
     Et puis, répondrai-je sur le ton délicat qu'employait la Montespan en parlant de la marquise de Brinvilliers, n'était-il point temps qu'elle dégustasse d'autres tisanes que celles offertes par ce cher Vladimir ?

      Les tisanes justement, Ali, le héros pugiliste, en prend de sévères dans le dernier Jacques Audiard. Et il déguste aussi. Moins que Stéphanie, il est vrai,dont le jeu de jambes, au cours du film, ne cesse de s'affirmer comme l'avenir du noble art malgré une esthétique Heavy Metal regrettable dans cet ode à la subtilité.
     Ah ! Quelle bonne surprise, qu'après Un Prophète, le cinéaste ose quitter le terrain glauque de la violence, sur lequel roulent des chicots orphelins enveloppés de glaires sanguinolents, pour la tendre moiteur des amours simplifiées, la douce sensualité de lèvres ourlées d'un liséré brillant d'humidité, sans aucune trace de tuméfaction, s'ouvrant sur des perles de lait aguicheuses dont pas une ne manque.
     Quel bonheur que ce retour au romantisme classique où l'amour peut éclore comme une bombe parfumée après quelques péripéties finement acidulées, qui seules donnent toute leur valeur à l'imbrication procréatrice des membres de toutes tailles dont se trouvent encombrés les fornicateurs débutants qui n'ont pas encore vu Les Dents de la Mer.
     Des cadrages aussi serrés qu'une guêpière sur un Bibendum, des mouvements de caméra exécutés avec la fluidité d'un Noureev de la web-cam, des dialogues aussi raffinés qu'un poème de Mallarmé lu par Michel Simon, tout dans ce film n'est que finesse fraîcheur et joliesse.

      On regrette cependant que l'auteur ne puisse s'empêcher de faire une fois de plus référence à la dureté de son enfance passée sous la férule de Lino Ventura.
     Sam, le fils d'Ali ne cesse en effet de morfler. Nul autre mot pour exprimer ce qu'il doit endurer. A l'instar des futurs orphelins d'el-Assad, lui aussi boit la tasse mais c'est moins pour soigner des amygdales engorgées par l'âcre fumée des brasiers de Homs que pour tester si son accent picard le protège des gerçures et de la surgélation accélérée. Tel le héros de Le Havre, il s'accoquine avec un chien mais Audiard n'étant pas membre de l'IFA*, la ressemblance s'arrête là. Sam n'en retirera lui que puces, odeur pestilentielle et un mal de crâne dû à une rencontre impromptue avec un coin de table, sans parler d'une frustration et d'un apprentissage de l'injustice qui explique à lui seul la montée du FN dans les classes populaires.
     Le gamin souffre douleur est-il un miroir de la propre enfance du réalisateur ou de celle du personnage central de cette œuvre ? La question est moins intéressante qu'il n'y paraît tant elle est primitive. Aussi les maniaques de la projection Jungienne et du décorticage Freudien devront se référer à la page 47 du Charlie Hebdo du 31 juin pour connaître la réponse.
     C'est ce jour-là précisément que sera révélée la véritable identité de Jacques Audiard, qui prit ce pseudonyme par respect pour son père, célèbre tricoteur des années soixante, inventeur entre autres du Jacquard façon puzzle et de la maille en sapin, toujours à l'honneur de nos jours pour la confection de paletots sans manches.

     Préparez vos mouchoirs, à partir d'ici, ça devient grave et un peu ennuyeux.
     Les femmes dansent pour être admirées. Les hommes se battent pour être admirés. L'admiration est le moteur du monde. Enfin pour ceux qui ne se sont pas abandonnés. Avec le sexe et l'argent pour pallier la peur de ne pas être vu.
     Sacré bordel quand même !
     Au milieu duquel les gosses tentent de se hisser malgré les coups qui pleuvent et le béton, dans la tête des adultes, qu'il faudra bien crever pour voir le jour.
     Le vrai héros c'est Sam. Le seul qui aime sans peur ni détour. Sam, je suis Sam1.
     Bon courage, petit ! La vie est un assommoir, aller chercher les coups, un bon moyen d'y prendre plaisir. C'est léger comme bagage mais ça laisse beaucoup de liberté pour aimer les gamins. Tous. C'est cela, la délicatesse de Jacques Audiard. Ne dévoiler qu'avec pudeur sa tendresse pour les enfants délaissés. Le vrai métier d'homme. Comme Lino.
     Fin de la parenthèse larmoyante. Tout est dit pour une fois.

     Mais était-ce bien nécessaire ? La seule question qu'un athlète cinéphage aux pupilles sensibles doit se poser pour éviter le claquage neuro-sympathique aussi appelé Syndrome de Cannes est :
     Ce film mérite-t-il qu'on court le voir ? 

    Oui, répondront avec un enthousiasme teinté de regret les culs de jatte et les poliomyélites. Et l'on serait tenté de les suivre voire de les précéder dans cette voie. Cependant attention.
     Bérénice Béjo est étrangement absente de cette œuvre et la beauté des images en souffre cruellement. L'érotisme des scènes les plus torrides en pâtit, les petits poissons de Elli Medeiros s'étiolent entre des jambes trop courtes et moi-même j'hésite à prendre les miennes à mon cou pour noyer mon chagrin dans les eaux troubles du Caire.
     Dieu que cette femme nous manque (Dieu et moi ça fait deux, d'où le nous dépourvu de majesté), même en tronc d'église ou de présentatrice, en buste républicain ou en médaillon nostalgique, tant le sombre diamant de son regard exalte la lumière divine qui palpite au fond de chaque homme et que les perles de pluie les plus fines dont nos yeux soient capables n'attendent que son sourire pour se poser comme un diadème sur son front audacieux. 

     Courez voir ce film.
     Courez tout court en fait.
      Enfin à votre rythme.
     Enfin si vous pouvez.
     Courez dans votre tête avant que la rouille n'attaque l'os et que ne vous rattrapent les dents impitoyables du mot FIN. 

    Pégéo, Sous le Soleil de Satan puisque Juin est en deuil.


     
    *IFA : Internationale du Film Anticapitaliste, 
     cf. Querelles, Le Havre et Les Vieux Chats.
    1 Sam, Je suis Sam, de Jessie Nelson avec Sean Penn.
    Bouleversant, même pour les amputés du palpitant.

    Pour tous les autres films cités, voir la liste que je ferai sans doute lors de mon accès de rangement, vers l'an 2050.


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  • The day he arrivesThe Day He Arrives The day he arrives
    (Matins Calmes à Séoul)

     Le cinéma asiatique n'en finit plus de nous étonner. Avec The Day He Arrives, Hong Sang soo invente le film dyslexique. Non seulement il utilise un montage savamment hasardeux, qui range la notion de chronologie au rang des béquilles molles, mais il redouble d'imagination en le doublant d'un bégaiement scénaristique qui achève de plonger le spectateur dans une confusion narrative confinant à la perplexité.
     Pour les psychorigides résistants qui se seraient malgré tout construit une logique actancielle à travers l'enchaînement chaotique des séquences - qui semble avoir été tricoté par un diptère sous amphétamines fuyant la sodomie intellectuelle germano-pratine - le réalisateur tisse des dialogues époustouflants d'incompréhension qui n'auraient pas déplu à Jean Tardieu si celui-ci avait parlé le Coréen sans accent Suisse.
     En voici un extrait approximatif, quoique exemplaire dans son inexactitude-même, ce qui le rend particulièrement intéressant, voire jubilatoire dès la cinquième tasse de Makgeolli, signe qu'il est temps de respirer et de se resservir. 

    Deux hommes et une femme sont assis devant des bières dans un restaurant. La propriétaire rentre, couverte d'un manteau et portant des gants car elle ne joue pas du piano. (Il est très important de respecter l'ordre du dialogue et que les personnages se regardent tous avant de parler.)

     Prop. : Bonjour, vous avez bien fait.
    Homme 1 : Ce n'est pas grave, on n'a pas faim.
    Prop. : La porte était ouverte.
    Homme 2 : En fait elle ne sait pas jouer mais ça ne s'entend pas.
    Homme 1 : Je prendrais bien une bière pour changer.
    Femme : J'ai oublié comment on faisait pour rentrer.
    Prop. : Je n'ai rien à manger mais je peux préparer un apéritif.
    Homme 2 : Elle est exactement pareille !
    Homme 1 : C'est bizarre, il n'y avait personne avant vous.
    Femme : Ah bon ? C'est un restaurant coréen ?
    Homme 2 : Nous nous sommes servis. Le piano était silencieux.
    Prop. : J'étais partie faire des courses.
    Homme 1 : Inutile, j'ai encore de la bière.

     Sur ce, la femme disparaît du cadre et le piano rugit tandis que la propriétaire enlève ses gants pour sortir fumer. Les mâles ronronnent au chaud et l'on passe à la séquence précédente.

     On remarquera l'analogie en forme d'hommage avec une célèbre scène de Un air de famille, à la différence que dans le film français le juke-box était en panne.

     Malgré l'habituelle interrogation sur la complexité des rapports amoureux et la nécessité de se perdre pour se retrouver, destinée à rassurer les producteurs sur le classicisme de son cinéma, le réalisateur écrit ici un film très personnel sur les deux seuls sujets qui l'intéressent, Séoul et la physique subatomique.
     Ce dernier thème est d'ailleurs celui des deux le plus clairement abordé dans cette œuvre largement inspirée des meilleures blagues de Stephen Hawking, notamment celle du zoom qui s'arrête en plein élan par manque de profondeur de champ.

     Chacun sait que le temps n'est pas linéaire à cause de la courbure de l'espace. On répertorie onze dimensions, dont certaines repliées sur elles-mêmes à force d'introversion spectrale, et d'autres, sous forme de cordes, dont les vibrations, à l'approche d'un boson de Higgs recherchant désespérément Susan, produisent cette musique céleste, qui fait croire aux plus superstitieux que Dieu possède une âme en résonance parfaite avec le La 440, et aux mécréants anarchistes que le grand soir arrive avec toutefois un léger retard dû aux embouteillages causés par la manifestation des prêtres mariés entre la République et le Sacré-cœur.
     Cette explication toute scientifique du montage audacieux de Hong Sang-soo ne peut heureusement faire oublier l'envoûtante poésie nonchalante du film. Celle-ci nous entraine insidieusement dans un lâcher-prise bienfaisant, au bord du bâillement, sans lequel la mécanique quantique resterait choquante sans être pour autant compréhensible, ni ne deviendrait cette véritable réconciliation de l'homme, de la science et de la religion qui fit dire à Niels Bohr : « Honnêtement, je préfère Matrix au Livre de la Jungle. »

     L'autre thème sous-jacent du film est l'amour du réalisateur pour Séoul, qu'il décrit ainsi. « Séoul est une petite ville. Elle se visite à pied. Impossible de faire un pas sans rencontrer une vieille connaissance. C'est toujours la même personne, toujours au même endroit. Il y a quatre rues et un parc. Les trottoirs sont recouverts de neige chaque matin. Ainsi les flocons peuvent tomber sans se faire mal et vivent plus longtemps. C'est très important. Personne ne sait pourquoi. C'est ça qui est bien. »

     Tout est dit.
     A l'immensité de l'univers, aux méandres infinis de l'âme humaine, le cinéaste scientifique et poète végétarien oppose l'étroitesse ridicule de l'environnement socio-géographique à météo variable qui transforme la moindre velléité d'extraversion copulatrice, fut-elle onirique et hétérosexuelle, en une danse de Saint Guy pour mouche survitaminée piégée dans une sphère blanche. Celle-ci ne peut trouver d'exutoire que dans un rêve éveillé à répétitions transformatrices, telles les mutations aléatoires continuelles des gênes de toutes les espèces vivantes, aux côtés desquelles la pêche aux quarks de charme à l'aide du diptère pré-cité s'avère un agréable délassement pour bachelier attendant la retraite (pléonasme).

     « Il ne suffit pas de perdre la boule, encore faut-il savoir coucher les quilles », semble nous confier Hong Sang-soo avant de fondre sur son actrice favorite.
     Oui, heureusement pour les esthètes honteux, c'est aussi un grand amoureux qui aime partager la passion des femmes qui l'habite.
     Dans The Day He Arrives, les hommes sont laids et stupides, surtout les étudiants. On devine que le cinéaste a souffert à la puberté.
     Les femmes, par contre, y sont toutes d'une beauté saisissante. Leur fraîcheur enlace les hommes comme un tourbillon de lames glacées venant fouetter leur désir jaillissant, laissant leur œil marqué d'une brûlure enchanteresse, qui pousse le mâle perdu dans sa quête solitaire d'identité à courir nu sous la neige, la cigarette aux lèvres, dans l'espoir insensé que l'une d'elle vienne l'y rejoindre, une allumette en main.
     On songe, car hélas il ne nous reste d'autre alternative pour nous en rapprocher, à l'exquise Kim Bokyung. Sa fragilité sensuelle, ses jambes fuselées - presque aussi aguichantes que celles de Bérénice Béjo quand sa robe fendue les révèle, affolantes et sans fin dans leur écrin de soie, lors d'un Mambo endiablé trop brutalement suspendu - ses grands yeux en amandes faussement naïfs et réellement envoûtants, pour qui même Kim Jong-eun remiserait ses têtes nucléaires au rang des amuse-gueules phallocratiques périmés, donnent envie de se perdre, se noyer, s'abandonner à la dérive du temps et des sens, se laisser emporté par une foule de synapses anarchistes un jour de carnaval pour frôler, ne serait-ce qu'une seconde, l'incarnation paradisiaque que son sourire promet.

     Ne courez pas voir ce film.
     Allez-y le pas léger et le regard perdu dans le lointain de votre âme, là où les peurs et les rêves se confondent.

     Ne courez pas, ce serait trop dangereux dans les rues de Manille, de Paris ou Alger. Ce serait du gâchis que d'arriver trop vif pour se laisser porter sans résistance.
     A Séoul comme ailleurs, quand l'homme arrive sur Terre, pour la première ou la millionième fois, il est un instant le réceptacle unique du temps et de l'espace, de tous les temps et tous les univers, toutes les histoires, toutes les émotions, toutes les réalités et toutes les chimères, tous les espoirs, toutes les blessures. C'est insupportable de légèreté, d'immensité, de désorientation enivrante et de plénitude. Alors on se réveille, de peur de confondre la vie et la mort, et l'on tente d'être soi. Un trouble passager s'ensuit que la lumière disperse, brouillard délicat qui s'en retourne aux limbes.
     C'est cet instant, cette ivresse qui le suit, que Hong Sang-soo, peut-être, allez savoir avec les poètes, prolonge le temps d'un film.
     On s'y perd. On s'y laisse prendre.
     A chacun ses rêves.

     Pégéo, les yeux ouverts sur la mer.

     

     PS : Que ressent un fou de Bassan lors de son premier piqué vers le grand miroir ? Une question que le film élude alors que pourtant, il faut le faire.


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  • BarbaraBarbara  Barbara PDF

      

    Christian Petzold est un cinéaste nostalgique des heures douces et tranquilles, sans passion ni violence, qu'offrait la défunte autre Allemagne à ceux dont l'amour véritable pouvait se passer de liberté tant qu'il avait la paix.

     Qu'elle était agréable cette Germanie Orientale où la solitude n'existait pas !
     Quel sentiment de sécurité conféraient ces murs vieux brun ou gris souris, à l'écoute 24h/24h, d'où surgissaient, à la moindre anicroche, des secours aussi inattendus qu'infaillibles !
     Au pire, dans les bourgades les plus reculées, toujours se trouvait un voisin attentif, sinon attentionné, pour entendre vos joies et vos peines et prévenir qui de droit si celles-ci dépassaient les limites officielles au risque de vous entraîner au-delà du raisonnable.
     Quelle fraternité, quelle chaleur humaine, pour ne pas dire promiscuité rassurante se dégageait de cette société paisible et silencieuse où le voisin n'était jamais un inconnu même quand il écrivait des lettres anonymes ! Le respect de l'autre y était si grand, que rarement voiture y fut volée. Il y en avait si peu, c'est vrai, et si peu de véritable ailleurs où promener sa vraie mélancolie.

      Parfois le printemps arrivait jusqu'en Poméranie et les humains tombaient amoureux. Des côtes danoises un vent marin apportait des fragrances prometteuses qui fleuraient bon l'espace, l'aventure, l'animal déchaîné et les fruits exotiques, tout cet inconnu désirable quand on n'a pour rêver que des petites sirènes aux épaules de lutteurs. Eole ranimait l'insidieux romantisme qui gît en tout cœur germanique et se déploie en corolles alanguies et sanguines quand l'hiver fut trop long, les russes trop amollis, les polonaises sans entrain et le peuple pas plus enclin qu'un autre à la dictature et à la délation.
     Alors des infirmières acariâtres, à défaut d'être accortes, rendaient visites aux plus atteints d'entre eux, ceux dont les yeux brillaient d'une fièvre hallucinée aux seuls mots de voyage, d'ouest ou de Burlington. Elles prodiguaient, les bras gantés de latex sans saveur, de spectaculaires soins que seuls certains pervers heureusement placés, à l'imagination politiquement correcte, quoique débridée, prétendaient orgasmiques en avouant tout de même qu'ils étaient en meilleure position que bien d'autres pour en jouir.

     C'est dans ce monde disparu, de tendresse communautaire et d'amour sans secret, que le réalisateur nous entraîne avec délicatesse dans Barbara.
     C'est le printemps et ça commence comme un poème.

    Rappelle-toi Barbara
    Il pleuvait sans cesse sur l'Est ce jour-là
    Et tu étais méfiante
    Rebelle, insoumise, indépendante
    Malgré la tyrannie
    Rappelle-toi Barbara
    Il pleuvait sans cesse sur l'Est ce jour-là

     C'est triste et beau comme un interlude soviétique entre deux procès de Moscou mais la suite me rendrait impopulaire, alors restons-en là, de toute façon l'orage est passé.

     Barbara est médecin. On ne saurait donc lui en vouloir de sauver des vies même si c'est pour les remettre au bourreau.
     Lentement, presque à contre cœur, poussée par cet élan vital douloureux qui force les fleurs des rues à percer la croûte de bitume étouffant malgré la pollution, le piétinement et le mépris qu'elles savent les attendre au dehors, parce qu'il faut bien faire confiance à la vie sinon la rébellion n'est qu'une posture, lentement, Barbara cède au charme d'un docteur aux yeux clairs, à la fois trop ours et trop généreux pour inspirer la passion mais dans les bras duquel il doit être si bon de se poser enfin.
     Lui aussi sauve des vies, même celles des salauds depuis qu'ils tombent malades. Comme quoi l'ignominie ne protège pas du cancer. C'est à vous dégoûter d'être immonde que de mourir si bêtement et si jeune alors que l'Abbé Pierre finit nonagénaire sans prendre le moindre risque d'attraper la honte.

     On le sait, la liberté c'est l'art de choisir ses propres chaînes. Christian Petzold rend ici hommage au communiste productiviste qui aida si bien les ouvriers et paysans dans ce choix délicat qui préside à la vie de tout être humain, en présentant si clairement les différentes options, il est vrai tout aussi limitées que celles d'un catalogue de Trabant dont l'unique feuille résumait à elle seule l'heureuse sobriété nécessaire au véritable amour, à base d'abstinence, de résignation, de don de soi sans restriction et de sacrifice absolu de sa personne exercé dans une joyeuse souffrance qui rappelle les meilleures heures du christianisme, la flamboyance de la liturgie en moins.
     C'est en effet à cette prédilection pour les couleurs ternes, sans doute par rejet doctrinal du bling-bling capitaliste, que l'on reconnaît avant tout un pays communiste ou un film bien-pensant comme Le Havre ou El Chino par exemple.

     Car à l'instar de la taupe qu'il devient dès qu'il s'étiole à l'ouest, le communiste a la rétine fragile et hait le tape-à-l'œil. Au simple éclat d'une paillette sur le sein dénudé d'une danseuse du Lido, il voit rouge. Son orgueil mal placé se dresse dans toute la gloire de son idéologie blessée et d'autant plus rigide. Sa dignité s'enflamme contre les faux-cils des langoureuses esclaves consentantes soumises à la lubricité des caïds de la bourse qui lui reste interdite. Il en devient marteau et songe à mettre en berne le drapeau soviétique pour cacher la pudeur officielle que son corps a trahi malgré lui. Il ne lui reste plus qu'à entonner d'une voix pathétique le cantique expiatoire des victimes innocentes qui veulent bien être coupables à condition de rester entières et d'échapper au goulag.

    Qu'il est dur d'être rouge sans cesser d'être humain
    Quand les extases charnelles sont à portée de main,
    Que le regard brûlant d'une Bérénice teutonne
    Embrase une chair si faible qu'on la croyait atone.

     C'est triste et beau comme le chant du cygne de Trotsky sous le soleil de Mexico mais restons-en là, le reste n'est pas pour les enfants et appartient de toute façon au passé, sauf en Chine où le temps passe moins vite afin de pouvoir assurer des journées de 35 heures sans déroger aux conventions internationales.

     Tout est dit.
     En peu de mots.
     C'était l'art du survivre dans ce pays vaincu par tout et son contraire dans ce siècle d'horreur. Cet Est qui croyait que c'était nous les monstres, cette Europe Orientale où le silence valait bien plus que l'or, où les clepsydres comptaient en gouttes de sang. C'est le génie du cinéaste que de rendre cette absence de discours si parlante.
     Courez voir ce film pour la force du non-dit, la puissance des regards et des corps immobiles qui expriment l'indicible, le tabou, la confiance impossible et l'amour aux aguets.
     Quelle leçon de jeu, loin des têtes à ressort et du caquetage assourdissant des élèves d'Hollywood.
     Quelle belle humanité que celle qui prend le temps, fut-ce par nécessité, de se comprendre, de se sentir, de se regarder vraiment, de laisser les corps s'apprivoiser à distance pour laisser l'essentiel, cette part si fragile, si timide, si profondément enfouie de notre âme, émerger à son rythme et s'offrir en beauté, quand elle sent qu'elle sera dégustée et non pas consommée.

    Rappelle-toi Barbara
    Le vent soufflait sans cesse sur l'Est ce jour-là
    Et tu étais vivante,
    Apaisée, généreuse et souriante.


    Pégéo, alors que les beaux jours arrivent enfin,
    que ses yeux sont lumineux quand son regard est noir.

     


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  • Dark ShadowsDark Shadows Dark Shadows

     Depuis Mars Attacks, on sait que Tim Burton est un cinéaste engagé, qui construit une œuvre humaniste en phase avec les problèmes de notre société, usant du glamour hollywoodien et des effets spéciaux pour transmettre son message d'amour, de partage et de pragmatisme anglo-saxon.
     Avec Dark Shadows, il s'interroge sur l'avenir de l'humanité en cette période de mondialisation.
     Comment, à l'heure où la moitié de la planète crie famine tandis que l'autre confit sa cervelle téléravagée dans de la graisse bio et du sucre inverti, comment résoudre les problèmes de malnutrition et la démographie galopante des classes oisives et pauvres, pour qui le sexe reste le seul luxe accessible avec la bénédiction des bourses de tout poil ?
     Tim Burton se posait la question pour chasser de son esprit les ardeurs érotiques que faisaient naître en lui une publicité pour le dernier fusil à pompe de Remington, quand la lumière jaillit dans son œil malicieux.
     « Bon sang, mais c'est bien sûr ! », s'écria-t-il en se frappant le front avec la part de pizza au boudin-mayonnaise qu'il tenait encore à la main. « Popularisons la transfusion sanguine in vivo ! » poursuivit-il in petto car il avait la bouche pleine.

      Certes, les riches ont toujours sucé le sang des pauvres, c'est même à ça qu'on les reconnaît. La véritable innovation de Tim Burton est de proposer une généralisation fraternelle de cette pratique à toute l'humanité et d'assurer ainsi un plus juste partage des protéines.
     Dans un premier temps, il se contenta de réaliser un manifeste sponsorisé par l'OMC, la fameuse secte Omophagie, Mastication et Cannibalisme. Cette œuvre virulente était d'ailleurs dédiée à la fondatrice de ce mouvement, l’équarrisseuse de Londres, aussi appelée Maggi-Tas-de-Chair, en référence au court-bouillon dans lequel elle jetait les ouvriers gallois quand la faim frappait au carreau des mines abandonnées, lors d'hivers si rigoureux qu'il gelait à pierre fendre jusque dans le cœur de granit des traders de la City.

     Mais trop d'audace est souvent indigeste pour le commun des mortels. Le cinéaste le sait. Il décida donc de masquer son plaidoyer révolutionnaire sous le couvert d'une farce fantastique dans laquelle s'affrontent une sorcière plus envoûtante qu'une larme dans l’œil d'un crocodile quand s'y reflète les lumières du port d'Alexandrie, et un vampire repentant, bien qu'assoiffé et multirécidiviste, prêt à offrir son propre sang pour sauver les victimes de la rapacité congénitale de la Belle.
     Le symbole est clair : d'un côté l'avidité à paillette d'une classe dominante aliénant les foules par une maîtrise de la communication, la corruption des politiciens et des forces de l'ordre ; de l'autre la générosité, la solidarité et l'amour comme unique recours à la faillite d'une société oublieuse de ses valeurs ancestrales. D'un côté la beauté apparente au service du mal, de l'autre la monstruosité née de l'injustice, qui cache un cœur d'or.
     Cette dichotomie entre apparence et réalité ainsi que le manichéisme enfantin de l'argument ne peuvent que faire sourire à notre époque de transparence, de clarté et de tolérance. Pour comprendre le choix scénaristique de l'auteur, replongeons-nous dans cette année 1972 en laquelle se situe l'action.
     Fermons les yeux sans frémir des narines et souvenons-nous.

     1972
     Ecologie : L'Agent Orange de Montsanto permet enfin aux G.I. de faire la différence entre un Vietnamien et un Eucalyptus sans consulter le Guide Michelin ni prendre d'amphétamines. Comme aimait à leur rappeler Nixon : « Tirez vers où ça crie. Seul le Viet hurle quand c'est cuit. L'arbre a la décence de brûler sans gémir. »
     Littérature : Le premier choc pétrolier n'est encore qu'une utopie spéculative pour trader romantique et les métastases de Pompidou se marrent en silence tandis qu'il jure fidélité à l'Europe avec ces mots : « Bon sang ne saurait mentir. »
     Sport : Dans les rues de Derry, l'armée Britannique gagne 14 à 0 tandis qu'à Munich les Palestiniens se contentent d'un 11 à 5 où tout se joua dans les prolongations.
     Religion : Love Story, le best-seller d'Erich Segal devient le Nouveau Testament des Leucémiques, une secte romantico-cancéreuse qui épanouira d'abord ses corolles vénéneuses chez les nantis, avant de se propager chez les habitants de Three Miles Island quelques années plus tard.

     Tout est dit.
     En 1972, tout va bien donc. Trop bien.
     L'humanité occidentale a besoin d'une tragédie antique, d'un combat de super-puissances incarnées pour se rappeler que la vie est fragile et retrouver le goût des joies simples comme, par exemple, l'arrivée du printemps dans un goulag sibérien, le dernier regard d'un bébé phoque pour son bourreau ou bien l'accueil de Kouchner par les Biafrais, dont le sang très pur mais trop maigre abreuve leurs sillons où s'épanouissent des mines joliment peintes couleur terre pour leur faire la surprise.

     C'est, très intelligemment, le contexte choisi par Tim Burton afin de créer le choc nécessaire pour donner de la force à son propos. Les images somptueuses quoique réalistes transportent dans des atmosphères oniriques des comédiens talentueux dont on devrait bientôt parler dans certaines revues confidentielles.
     Ainsi, Johnny Depp, déjà aperçu en danseuse dans Pirates des Caraïbes. Il en a gardé le maquillage efféminé et la légèreté de la démarche, associée cette fois à une rigidité vertébrale conférant à son personnage une grandeur cadavérique qu'on ne trouve plus guère de nos jours que chez certains dictateurs asiatiques ou dans les conseils de surveillance des fonds de pension américains.
     Une quinquagénaire avenante nommée Michelle Pfeiffer fait de remarquables descentes d'escalier mais sa robe moulante est trop longue pour qu'on puisse juger si son jeu de jambes lui permettra de soutenir plus d'un round face à Bérénice Béjo qui reste la championne incontestée du croisé-décroisé, en jupe courte comme en bikini.

     L'intrigue reste cependant confuse. Par exemple l'histoire du bal, qui n'est qu'un hommage à Roman Polanski, tombe comme un cheveu dans la soupe puisque sans rapport avec la scène précédente, dans laquelle les châtelains dissertent d'attributs masculins tout en dégustant un potage dans lequel heureusement ils ne trouvent rien. C'est en tout cas le contenu du dialogue original, une fois de plus édulcoré par les sous-titreurs bien pensants.

     Le réalisateur, subjugué par sa propre créativité et son attirance pour les jolies femmes perd très rapidement son propos de vue et c'est tant mieux. La faim dans le monde a beau nous prendre aux tripes, rien ne vaut le baiser d'un vampire sur la gorge délicate et fragile d'une vierge qui s'abandonne aux vertiges de l'amour platonique lors d'une chute vertigineuse au fond d'un abime écumant où la mort l'attend ; ou l'apparition soudaine du décolleté ensorcelant d'Eva Green lorsqu'elle s'abandonne aux délices de l'amour lubrique lors d'un grimpé de rideau vertigineux au sommet duquel l'attend la félicité orgasmique, pour se mettre en appétit avant que ne démarre le JT au menu duquel les frasques sexuelles des présidents le disputeront aux problèmes de sur-poids des généraux affameurs.

     Est-il prudent de voir ce film avec des enfants ?
     Tout dépend de la conscience politique que vous aurez su développer en eux. Les moins déficients des bacheliers risquent de prendre cette œuvre au premier degré et de s'esclaffer là où le directeur de l'office de tourisme des Carpates froncerait les sourcils d'indignation (c'est terrifiant, surtout quand il a oublié son œil de verre), et les plus sensibles des grandes sections seront parfois enclins à manifester leur épouvante face aux rares scènes destinées à réjouir le cœur des croques-morts mexicains qui forment un public de plus en plus important en ces temps de disette.

     Reste que Tim Burton est un cinéaste raffiné. Il nous livre des images sublimes où l'ombre et la lumière semblent avoir été ciselées par un Henri Alekan amoureux. Rien que pour elles, pour l'humour presque britannique de certaines répliques et le tendre parfum nostalgique d'une époque qui préférait rire sans méchanceté que d'être impitoyable faute d'idée, parce que l'amour faisait la nique à la guerre et que le pire n'avait pas encore disparu des mémoires, courez, courez donner votre sang à l'annexe de l'ESF la plus proche !
     Après on se sent plus léger. Comme si quelques péchés flottant dans le plasma venaient de nous abandonner au profit d'êtres moins fortunés, que quelques globules rouges, même enrobés de cholestérol, suffisent à rendre heureux.
     Si vous avez le sang bleu, restez nobles dans l'adversité et attendez chez vous le prochain passage de la guillotine.

     

    Pégéo, un soir de mai,
    alors que les diablotins de Saint-Sulpice
    saignaient dans le soleil couchant.


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